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Visage dans le miroir

mercredi 2 avril 2014, par Valentin.

(Fragment d’autoportrait.)

M’observer dans un miroir est une activité que je préfère éviter. Non pas que je ne sois guère soucieux de mon apparence : à peine sorti de chez moi, je cherche mon reflet dans les façades vitrées, les automobiles à l’arrêt, les portes de métro sitôt qu’elles se referment — par rituel précautionneux plus que par vanité ; comme pour m’assurer que ma coiffure n’est pas trop négligée, que mon visage ne comporte pas de boutons d’une purulence trop douteuse, que rien dans mon allure générale n’empêcherait que l’on me prenne au sérieux. Cette illusion d’autorité, les images fugitives de moi-même croisées au coin des rues suffisent à l’entretenir ; sans doute parce que je sais qu’elle ne résisterait point à une inspection plus attentive.

Le miroir, lui, est d’autant moins flatteur qu’il prétend être fidèle. L’affrontement est inévitable, sous un éclairage de face ; plus question de prétendre ignorer les innombrables défauts, la tête trop ronde, le nez disproportionné et les oreilles somme toute comiques ; la raréfaction progressive des cheveux et l’interminable recul de la ligne frontale ; la barbe jamais correctement rasée, le teint incertain, la peau grasse et luisante dont les pores peuvent se compter un par un, constellés d’imperfections. Mais le plus insoutenable, c’est évidemment ce regard qui vous scrute impitoyablement à ce moment même, ce regard fatigué, dur, lourd de sous-entendus, impénétrable quoique familier, qui vous sonde et vous jauge sans un mot. Les stratégies habituelles pour désamorcer une situation profondément embarrassante s’avèrent ici inopérantes : lorsque je m’efforce de sourire face au miroir, mon rictus est à ce point atrocement insincère que j’en prends peur moi-même. Il n’est aucune échappatoire face à cet œil auquel l’on ne peut rien cacher ; tout au plus trouve-t-on un prompt refuge dans l’examen minutieux d’autres zones moins menaçantes, en espérant qu’il finira bien par faire de même.

De là vient ce souci pour des détails peu glorieux, tels que la délimitation des sourcils, l’apparition d’une ride ou d’un cheveux gris, tel endroit où la chair semble soudain trop flasque, telle cicatrice ancienne. Je porte sur mon front deux cicatrices ; l’une est quasiment estompée et fut imprimée par un caillou saillant sur lequel je chus tête la première à l’âge de trois ou quatre ans. Ma mère, qui connaît l’histoire mieux que moi, vous dirait que j’étais parti en courant à la suite d’un caprice — non sans laisser entendre que l’issue, pour navrante qu’elle fût, était rien moins que logique (sinon méritée). Ce fut également la première, et dernière à ce jour, occasion où j’arborai des points de suture : deux.

L’autre cicatrice est encore nettement visible, et remonte à ce que je n’ai jamais pu considérer autrement que comme la pire année de mon existence. Ladite année scolaire (où je cessai, par un caprice du sort, d’être fils unique) avait pourtant commencé par une bonne nouvelle : la possibilité m’était donnée de perdre seulement quatre ans de ma vie plutôt que cinq dans le système d’embrigadement crypto-carcéral que nous connaissons sous le nom d’école primaire. (Ces mots ne sont pas ceux que j’aurais utilisés à l’époque, mais il reflètent fidèlement mon sentiment d’alors.) Pour le dire plus simplement, je fus transféré en cours d’année (et dans des conditions discutables) de la classe de CP à celle de CE1, et c’est à cet instant précis qu’apparurent au grand jour ce que l’on s’empressa de nommer, sans trop d’inventivité ni de courage, mes « problèmes d’intégration ».

Parmi la trentaine de petits-camarades-de-mon-âge avec qui j’entretenais des rapports conflictuels, Alexandre O. n’était pas celui qui me détestait le plus. Je me souviens d’ailleurs avoir passé, avec lui comme avec d’autres, tout au long de l’année, quelques moments de relativement bonne entente. Les bambins qui se saisissaient de chaque occasion possible pour m’agresser physiquement se répartissaient en deux catégories, ceux qui (redoublements aidant) étaient dotés d’une musculature avantageuse et ceux qui compensaient l’absence d’icelle par un surcroît d’agressivité. À comparer des uns comme des autres, Alexandre O. n’était certainement ni le plus menaçant ni le plus teigneux ; ce fut pourtant lui qui, par un matin ensoleillé de printemps, éprouva la nécessité soudaine de me plaquer au sol et, sous les encouragements de ses collègues, de s’employer à entailler mon front aussi profond que possible, de ses ongles sales d’une longueur respectable.

Des innombrables avanies que je subis au long de cette année, c’est la seule dont j’aie gardé une trace tangible. Il me serait difficile de prétendre en avoir gardé quelque rancœur envers Alexandre O., qui n’était pas, on l’a vu, le mauvais diable ; de fait l’aspect le plus frustrant de cette anecdote réside-t-il probablement dans sa propre médiocrité — ne m’offrant même pas la consolation de pouvoir l’envisager comme une histoire épique et romanesque, dans laquelle un méchant-très-méchant marque le héros d’une scarification douloureuse en lui murmurant dans un sourire démoniaque : « dorénavant, à chaque fois que tu te regarderas dans un miroir, tu penseras à moi ». Et pourtant, le fait est là : le seul élève de toute ma scolarité primaire dont j’aie retenu le nom de famille, Alexandre O., est la personne à laquelle je pense, aujourd’hui encore, devant le miroir.

C’était il y a vingt-quatre ans, et il doit avoir aujourd’hui à peu près mon âge. (J’entends par là que la différence de un an qui nous séparait à l’époque, parfois jusqu’à l’antagonisme, n’a plus aucun sens passé trente ans.) Face à mon reflet, je pense à lui, et à cette déroutante absence de sentiments. Ni haine, ni compassion. Ni regrets ni revanche. Juste une cicatrice.

Devant la glace, je pense à lui et me demande ce qu’est sa vie aujourd’hui. Peut-être est-il un jeune homme charmant. Accompli en tous points. Employé modèle d’une entreprise dynamique. Père de famille. Peut-être est-il un homme ordinaire. Résigné. Torve et apathique. Solitaire. Peut-être aime-t-il faire du sport. Regarder le sport à la télévision. Parler de sport avec ses amis. Boire avec ses amis. Boire.

Peut-être a-t-il traversé des épreuves. Une séparation, un divorce. Un deuil. Un accident. Une maladie. Peut-être est-il d’une constitution fragile. D’une santé incertaine. Souffreteux.

Peut-être, en fait, est-il mort.

À cet exact moment, le visage dans le miroir s’illumine d’un franc sourire.

(Mars 2014.)

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