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Piano : la chute d’un empire

Clavinova mon ami (2) :
la vengeance du plastique noir et blanc.

lundi 18 février 2013, par Valentin.

Du clavier électronique en tant que marqueur socio-culturel...

Depuis le tout début de son existence il y a six ans (et même bien avant dans sa première version « vert courgette » qui a heureusement disparu), un article sur ce [Site] persiste à faire l’objet de plus de visites et de commentaires que tous les autres réunis. Il ne s’agit ni d’un de mes textes pédagogiques, ni d’une des partitions que j’ai laborieusement mises en ligne, ni même d’un article sur la musique : le texte en question est l’un des tout premiers que j’ai publiés ici, et s’intitule Clavinova, mon ami.

Bref et elliptique, ce billet expose une réalité bien connue de tous les pianistes et professeurs de piano un peu sérieux : à savoir, que les instruments de plastique et de silicium vendus sous le nom de « pianos numériques » ne constituent qu’une alternative lointaine (et, sinon franchement inférieure, du moins extrêmement dégradée) à ce qu’est réellement un piano : tant du point de vue mécanique ou sonore, qu’artistique.

Tout ce que j’ai écrit très rapidement dans ce texte autrefois, je le maintiens évidemment plus que jamais. Cependant les quelques dizaines de réactions qu’il a suscitées ici au fil des ans, constituent à leur tour un objet d’étude auquel je ne m’attendais pas, et m’amènent aujourd’hui à vouloir revenir sur cette question de façon plus développée, en m’attardant en particulier sur ses implications sociales et culturelles.

 État des lieux

Commençons par récapituler quelques points factuels qui, avec un peu de chance, ne devraient être contestables par personne.

Premier point, les claviers électroniques sont de plus en plus répandus. Je ne dispose d’aucune donnée en ce sens mais c’est certainement vrai sur une échelle historique suffisamment grande : ces instruments n’existaient pas il y a un siècle, il est donc normal que leur propagation aille croissant. Sur une durée plus réduite, il me semble également avoir constaté que davantage de gens aujourd’hui font l’acquisition de claviers électroniques qu’il y a une quinzaine d’années.

Deuxième point : outre leur nombre croissant, les claviers électroniques se font passer de plus en plus facilement pour des pianos. Je ne parle pas là de progrès technologique (je reviendrai plus bas sur cette question précise), mais simplement de perception collective ; le slogan « piano numérique » (que je dénonçais déjà à la fin du XXe siècle comme un argument publicitaire mensonger) a entièrement porté ses fruits, et aujourd’hui les industriels qui ont des instruments en plastique à vendre peuvent compter sur l’adhésion quasi-unanime, non seulement du grand public mais également des acteurs légitimés : grandes marques, grands (et petits) magasins de pianos, médias de masse, opérations promotionnelles impliquant des vedettes (voire de grands pianistes « classiques »), etc.

Détail piquant dont je critiquais déjà l’absurdité en 2006 : paradoxalement, la légitimation symbolique des claviers électroniques passe par l’atténuation de leurs avantages objectifs. Quels sont les avantages objectifs d’un clavier électronique ? J’en distingue deux1 : le faible coût de fabrication, et le faible encombrement. Or, à quoi assistons-nous ? Les fabricants de claviers ont (très intelligemment) mis l’accent sur des modèles prétendument haut-de-gamme dont le prix est sensiblement équivalent à celui d’un véritable piano ; voilà pour le prix2. Quant à l’encombrement, l’argument du « c’est comme un piano » a conduit les mêmes fabricants à donner à leurs produits3 l’aspect d’un vrai meuble, à tel point que cet aspect est devenu constitutif de la définition même du produit (ce qui le différencie du « synthé » en vogue dans les années 1980) : l’on pourrait écrire sans caricaturer que

« piano numérique » = touches de plastique + meuble en bois.

Dernier point à constater : étant donnée la force de frappe (légitimation, prescription, propagation) de ce produit purement industriel qu’est le clavier électronique, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que la facture instrumentale traditionnelle ait été entièrement balayée sous la déferlante. Et pourtant : le piano résiste étonnamment bien à l’assaut du « numérique ». Je n’ai encore assisté à aucun concert dans lequel l’instrument sur scène aurait été détrôné par un clavier synthétique ; y compris mais également pour les musiques dites [produire ici un bruit de vomissement] « actuelles » — dans les festivals de jazz, ou même dans les concerts de rock, le piano a toujours sa place sur scène, ô combien. Paradoxalement, c’est peut-être dans la musique dite [vomissement] « classique » que les claviers électroniques pénètrent le plus insidieusement : vous n’avez pas de célesta pour votre orchestre symphonique ? Bof, un machin en plastique fera bien l’affaire4.

La raison pour laquelle le piano résiste aussi bien tient certainement à ses réelles qualités intrinsèques (sur lesquelles je reviens ci-dessous) mais au moins autant, dans bien des cas, à son pouvoir symbolique, qui est demeuré intact. Le piano reste plus que jamais un signe extérieur de richesse, comme on dit, et en regard, quelle que soit la légitimation ou la campagne de pub mise en œuvre, le clavier électronique continuera à faire figure de pingre succédané. Mais pour combien de temps encore ? Déjà voit-on poindre les signes d’un « snobisme de l’innovation », par lequel il devient plus chic de consacrer un budget délirant à l’achat d’un modèle électronique dernier-cri plutôt qu’à un piano. Nous y reviendrons.

 Y a-t-il une idéologie du piano ?

Ayant brièvement traité des claviers synthétiques, revenons plus longuement sur le véritable instrument qui a suscité leur existence, et en particulier sur son bagage historique et social.

Le piano, qu’on se le dise, est l’instrument bourgeois par excellence : le motif du « piano dans le salon » de la bourgeoisie a été relevé par de nombreux historiens spécialistes du XIXe siècle, avant de devenir un cliché éculé de l’imagerie populaire. De la bourgeoisie, le piano est non seulement l’indice, mais même un critère définissant voire normatif : « We cannot imagine, dira au début du XXe siècle le président américain Calvin Coolidge, a model New England home without the family Bible on the table and the family piano in the corner. » De même que les jeunes filles aristocratiques, sous l’Ancien Régime, se devaient de savoir chanter et s’accompagner à l’épinette, les jeunes filles de la nouvelle classe dominante — la bourgeoisie — se doivent de jouer du piano : tout comme la fille elle-même (réduite à sa dot par métonymie), l’instrument est l’indispensable signe du niveau social de la famille toute entière : si l’on pouvait se permettre autrefois d’être noble désargenté, c’est dans le niveau de revenu, ou plus exactement dans sa visibilité, que se situe la définition même d’un bourgeois. Le piano en gardera donc une certaine ambiguïté : il semble condamné à ce que, sous son élégance et sa distinction proclamées, soit toujours soupçonnée la roture, la bassesse, la vulgarité, le « nouveau riche ».

Et de fait, comme nous le verrons dans un instant, l’émergence du piano coïncide historiquement avec l’avènement du capitalisme et de la révolution industrielle. Question de goût certes, nous y reviendrons, mais également, évolution esthétique globale et redéfinition de la figure de l’artiste. Instrument polymorphe, la propension du piano à accompagner tout et n’importe quoi n’a d’égale que sa capacité à... se passer d’accompagnement. S’il est un excellent instrument d’accompagnement (en ce qu’il « fait nombre » par lui-même), le piano est avant tout le roi des instruments solistes ; et dans son cas le « solisme »5 confine volontiers à l’égocentrisme : le piano romantique est l’instrument par excellence de l’Artiste romantique échevelé, de l’auto-contemplation lyrique ou méditative, de l’exacerbation enfin de la figure du Moi tout-puissant, égoïste et mystique.

Si la musique pour piano est un trait marquant de la vie culturelle des pays impérialistes occidentaux, on peut voir un impérialisme également dans la domination ipso facto du piano sur la musique occidentale (et bientôt mondiale par acculturation)6. Peut-être est-ce là l’une des raisons pour laquelle les pianistes ont tendance à développer une mentalité que je ne suis pas le dernier à tourner en ridicule. Peut-être également est-ce la raison pour laquelle, encore aujourd’hui au XXIe siècle, ne juge-t-on pas utile dans les conservatoires, d’habituer les jeunes pianistes à accompagner ni à improviser.

Instrument bourgeois, le piano ? C’est vrai ; mais seulement en partie. Sa facilité d’apprentissage (j’y reviendrai longuement plus bas) et ses capacités d’accompagnement, en feront très tôt un instrument de divertissement populaire. Passant, si l’on peut dire, du salon au saloon, il se diffusera aux États-Unis dans toutes les couches de la population et sera présent à tous les stades de la naissance du Jazz : Scott Joplin, noir et fils d’esclave, est l’exemple même de la réappropriation du piano par la culture populaire, ou plus exactement de l’accession de couches populaires, via le piano, à une nouvelle forme de culture savante. Présent dans les bars et tripots, et bientôt dans tous les cinémas muets, le piano est connu et apprécié du public bien au-delà de la seule classe bourgeoise7. Aujourd’hui encore, le piano reste omniprésent dans l’imaginaire collectif — tant sa sonorité8 que son apparence, voire, que son nom même : personne ne l’a vu, tout le monde l’a oublié, mais nul n’ignore le titre du film « La Leçon de piano ».

Bref rappel historique9. J’enseigne chaque année à mes jeunes élèves que le vrai nom du piano est pianoforte : « l’instrument qui peut jouer à la fois doucement et fort », au contraire de ses prédécesseurs que sont le clavecin ou l’orgue, dont l’éventail et surtout la plasticité de nuances reste limité. On avait pu s’en contenter dans la première période baroque, alors que la musique restait confinée aux bals, aux rites religieux et aux réceptions plus ou moins intimistes dans des espaces de dimensions restreintes (musique da camera — c’était également avant que l’on n’invente l’orchestre symphonique), mais au cours du XVIIIe siècle le goût change et l’on s’intéresse de plus en plus au pianoforte (qui n’avait jusque là guère marqué les esprits). Mozart confesse :

Quand je frappe fort, je peux laisser le doigt sur la touche, ou le relever ; le son cesse au moment même où je le fais entendre. Je puis faire des touches ce que je veux : le son est toujours égal ; il ne tinte pas désagréablement, il n’est pas trop fort, ou trop faible, ou tout à fait manquant... Non, il est partout égal.

À mesure qu’augmente l’ampleur des orchestres, la taille des salles de concert, et surtout, l’appétence jamais démentie des artistes et du public pour la nouveauté, le spectaculaire, la force expressive et la puissance (les deux dernières étant souvent confondues)10, la facture du piano suivra avec de nombreuses améliorations : extension de la tessiture, perfectionnement de la pédale, ajout du double-échappement, troisième pédale...

Et puis ? Et puis, plus rien. Après deux siècles remplis d’inventions ahurissantes se succédant inlassablement jusqu’à la moitié du XXe siècle11... la facture de pianos a globalement cessé d’évoluer12. Est-ce là dû à la paresse des facteurs ? D’aucuns le soupçonnent, notamment mon collègue Florestan Boutin avec qui j’en discutais dernièrement. Pour ma part j’y vois plutôt un effet de la profonde mutation culturelle induite (à un niveau que l’on peut dire « mondialisé ») par le déferlement des médias de masse et des objets culturels qu’ils imposent, y compris, à partir de cette période précisément, ce que je nomme le son en boîte. La relation entre instrumentiste et auditeur passe maintenant par une médiation, dans laquelle la captation et restitution du son (puis plus tard, sa synthétisation) deviennent les problématiques centrales. Les instruments électroniques font leur apparition ; chez les facteurs, l’artisan fait place à l’ingénieur. La pression économique ne soufflera plus en direction d’une facture personnelle, signée, localisée et contingente, mais en direction d’une facture normalisée, industrialisée et diffuse. Le monde entier a maintenant dans l’oreille les mêmes sons, le même langage.

 Le pianiste face au non-piano : une irréductible inadéquation

En ce sens, la situation actuelle peut très bien être lue comme l’achèvement d’un appauvrissement entamé dans la facture instrumentale elle-même, bien avant l’apparition de claviers électroniques. Je parle bien d’appauvrissement et non de progrès, et voici pourquoi.

D’un point de vue mécanique tout d’abord : la notion d’articulation, qui est au centre de la pratique du piano, n’a quasiment aucun sens sur un clavier électronique. La façon dont un piano produit du son a fait l’objet, nous l’évoquions à l’instant, de plus de deux siècles de recherche ; il en résulte un mécanisme sophistiqué dans lequel chaque détail joue un rôle indispensable.

Ainsi, la transmission kinétique entre la touche et le marteau est-elle non-linéaire : par l’entremise du double-échappement et autres mécanismes, la course du marteau commence relativement lentement puis sa vitesse se démultiplie avant d’arriver sur la corde. Ce qui permet aux pianistes d’apprendre (de manière consciente ou non) à différencier dans leur jeu plusieurs paramètres subtils dans l’attaque des doigts sur la touche tels que la hauteur d’attaque (la distance d’où part le doigt), la vitesse du doigt, et la force avec laquelle le doigt frappe la touche — et je ne parle ici que de l’articulation du doigt, à laquelle il faudrait ajouter celle du poignet, la notion de transfert de poids et encore bien d’autres !

Et au clavier électronique ? Rien de tel. Découvrir l’intérieur d’un clavier électronique est l’une des expériences les plus décevantes qui soient : chaque touche pourrait être décrite comme un interrupteur un peu perfectionné, sous lequel deux capteurs (trois dans le meilleur des cas) mesurent en tout et pour tout, le temps qu’a mis la touche pour être enfoncée. Rien d’autre. La « vitesse d’attaque » ainsi mesurée13 se voit ensuite quantifiée à un degré plus ou moins fin (le standard MIDI attribue un nombre entre 0 et 127, mais la plupart des claviers se contentent d’une approximation), qui tiendra lieu de volume sonore — voire d’intensité, dans les rares cas où le constructeur s’est rendu compte qu’une note attaquée forte n’est pas simplement l’amplification linéaire de la même note jouée piano.

Pour « donner l’illusion » d’un piano, il faut donc alourdir le toucher ; c’est ainsi que certains constructeurs vous proposeront (pour une somme coquette), de soi-disant claviers lourds. La plupart du temps, il ne s’agit que d’un artifice grossier (un ressort plus résistant) ; dans le meilleur des cas se trouve réintroduite une part de mécanique afin d’imiter le piano — et nous en revenons donc au paradoxe de la légitimation que j’évoquais plus haut : pour espérer s’élever au rang du piano, le clavier électronique n’a d’autre possibilité que de cesser d’être un non-piano. Mais dans tous ces cas, le problème de la mesure de l’attaque restera le même, tout comme celui de sa quantification (et de la régularité de la montée en puissance, fût-elle linéaire ou logarithmique).

On le voit, non seulement la question de l’articulation perd-elle tout son sens sur un clavier électronique mais cela suffit en soi à dénaturer l’instrument : contrairement au piano, le clavier électronique n’est pas un instrument de percussion. Les premiers à le savoir sont certainement les musiciens de variété (le chanteur Albin de la Simone m’a un jour confié partager ce sentiment) — et j’ai moi-même accompagné suffisamment de concerts dans des arrière-caves de bars parisiens pour savoir combien il est vain de s’échiner sur un clavier électronique : jamais vous n’en obtiendrez l’impulsion et le dynamisme qu’un piano, même épouvantable, permet d’obtenir. Accompagner un concert de variété sans batteur ni bassiste est un bonheur de pianiste : remplacez le piano par un clavier électronique, et il n’en restera qu’un long moment de solitude.

Venons-en maintenant à l’aspect acoustique de la chose. Je l’ai dit ailleurs : s’il est quelque chose dans laquelle notre société excelle, c’est la production et la consommation de son en boîte. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que le son du piano ait été depuis très longtemps enregistré, échantillonné, analysé et « masterisé » sous toutes les coutures et de toutes les façons les plus perfectionnées imaginables14. Et de fait, reconnaissons-le volontiers : utiliser un clavier électronique peut vous permettre d’entendre le son enregistré d’un véritable piano, voire d’un piano de luxe que vous n’aurez peut-être jamais l’occasion de fréquenter par vous-même.

À condition, néanmoins, de ne jouer qu’une seule note. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit, je viens de le dire, d’un son enregistré, note par note (et encore, il entrera certainement une part de traitement, voire de synthèse, suivant la note et l’intensité que vous choisirez). Ce qui condamne votre « piano » (celui que vous avez l’impression d’entendre) à n’être jamais qu’un collage de notes restituées séparément, bien loin de l’outil incroyablement riche qu’est un véritable piano et des phénomènes acoustiques incroyablement complexes qui s’y produisent, pour le meilleur et pour le pire : cordes multiples sur chaque note, résonances innombrables (y compris lorsque la pédale n’est pas mise), écho, expressivité du tempérament, inégalité des registres, irrégularité des feutres, demi-pédale ou vibrato de pédale, bruit des étouffoirs libérant les cordes... Là encore, les ingénieurs sont à pied d’œuvre depuis des décennies, et ajoutent rustine sur rustine à leurs modèles acoustiques pour se rapprocher d’une simulation parfaite : acquisition de possibilités polyphoniques, sophistication de la pédale au-delà du seul sustain, simulation plus ou moins avancée d’une résonance sympathique entre les cordes,... Mais la vérité est qu’à ce jour, nous demeurons incapables de reproduire artificiellement la totalité des phénomènes acoustiques à l‘œuvre dans un piano. Particulièrement dans un contexte de « temps réel », où la latence entre le geste et le rendu sonore doit rester minimale.

On notera d’ailleurs que je prends ici pour référence n’importe quel piano véritable (c’est-à-dire avec des cordes dedans), et ne me limite ni aux plus prestigieux ni même aux pianos à queue : à moins d’un très grave défault, tout piano est potentiellement un instrument digne de ce nom à condition d’être bien entretenu et convenablement réglé. D’une façon générale, la mécanique des pianos dits « droits » n’a rien d’atroce en soi — si l’on excepte la pédale una corda, qui n’est qu’un pathétique ersatz — et rien n’empêche un pianiste de s’exprimer même sur un instrument modeste, pour peu que ce soit dans un espace suffisamment restreint. Jouer sur un instrument de concert apporte certes d’autres possibilités, mais aucun piano ne sonne par lui-même : quel que soit le piano, il exigera toujours une exploration du toucher et une attention constante de l’oreille pour en tirer le son le plus adapté, le phrasé le plus expressif, l’« orchestration » la plus équilibrée — toutes préoccupations que l’usage d’un clavier électronique rend évidemment caduques.

De ce qui précède, l’on comprend alors que l’insistance d’un fabricant (ou plutôt, du département marketing d’icelui) quant à la qualité de leurs échantillons de référence (ainsi de tel clavier électronique qui prétend reproduire « le » son d’un piano Bösendorfer, enregistré à 96KHz), est à lire comme une diversion, sur un terrain purement symbolique : puisque les limitations technologiques (ontologiques même) de notre produit l’empêchent de s’élever à la hauteur d’un piano, prétendons qu’il est en fait meilleur qu’un piano, et faisons rêver le client avec des noms prestigieux et du vocabulaire technique. « Diversion purement symbolique », disais-je ? Appelons-la plutôt par son vrai nom : le baratin publicitaire15. L’expression « piano numérique » n’est pas seulement un argument de vente : c’est un marqueur idéologique, au service du culte du Progrès, moteur de toute société capitaliste industrielle.

 Médiation et assujétion : quelle place pour la musique ?

Même à supposer que des ingénieurs parviennent un jour à reproduire exactement « le son » d’un piano, dans toute sa complexité, sa plasticité (et, devrais-je ajouter, sa part d’imprévisibilité), il y a loin du « son en boîte » à la sensation auditive, et là se trouve sans doute la barrière la plus irréductible qui affecte tous les instruments électroniques : la nécessité d’un système de diffusion empêche l’immédiateté instrumentale. Par « immédiateté instrumentale », j’entends ici le fait qu’un instrumentiste est également (voire avant tout) producteur de son : vous avez une flûte ? Soufflez dedans, vous aurez du son. Vous avez un tambour ? Tapez dessus, vous aurez du son. Vous avez une guitare électrique ? Branchez-la, faites l’acquisition d’un « ampli » (15 Watts minimum, mais prenez plutôt un 25 Watts de chez telle marque), branchez-le, raccordez votre cordon « Jack » ici et là, réglez le volume, tournez vaguement quelques autres boutons plus ou moins au hasard, tournez également les boutons sur l’instrument, prenez le temps de disposer vos pédales si vous en avez, pincez une corde... et seulement alors, éventuellement, avec un peu de chance, vous entendrez du son sortir, non pas de votre instrument, mais de cette grosse boîte noire qui peut se trouver à un ou plusieurs mêtres — et n’est d’ailleurs pas sans posséder le pouvoir de vous assourdir pour de bon.

Cette nécessaire médiation est plus qu’un déplacement spatial, c’est une délocalisation : devenu donnée abstraite (et à plus forte raison, donnée numérique — j’y reviendrai), le son n’a plus aucune raison de sortir à tel endroit plutôt qu’à tel autre, dans l’oreille du musicien plutôt que dans celle d’un spectateur lointain16 ; plus d’autre connexion que celle du cable. L’utilisateur d’instrument numérique se retrouve dans une situation comparable à celle de l’organiste de cathédrale, éloigné de tout et isolé même de son propre instrument17. Là encore, on peut toujours tenter de faire comme si de rien n’était : ainsi est-il de bon ton pour un soi-disant « piano numérique » d’embarquer ses propres haut-parleurs (d’ailleurs souvent très insatisfaisants, et pour cause), voire de simuler un ersatz de « stéréophonie » entre les notes graves et aigües ; bien piètre consolation (et d’ailleurs, n’importe quel preneur de son préfèrera de très loin capter directement la sortie de l’instrument que de l’affubler d’un micro : c’est précisément pour cela que ces instruments existent).

Comme je l’exposais plus haut, les claviers électroniques ne sont pas — au contraire du piano — des instruments de percussion18 ; là où l’intensité d’un piano est en corrélation directe avec votre frappe, celui d’un instrument électronique est d’abord et avant tout corrélé avec... le potentiomètre de réglage du volume. Vous voulez faire beaucoup de bruit avec un piano ? Rien ne vous en empêche. Vous voulez faire beaucoup de bruit avec un instrument électronique ? Il vous faudra d’abord demander la permission au bouton de réglage19. (Et encore : s’il n’y en avait qu’un seul !) La notion de « timbrer » ses notes, de « faire sonner l’instrument » disparaît, et les nuances ne sont plus qu’un épiphénomène : faire de la musique ne demande plus de penser en musicien, mais en ingénieur.

En d’autres termes, non seulement quelqu’un20 décide à votre place, mais la décision est déterminée à l’avance : en plaçant le volume à mi-course, je décide que quoi qu’il arrive, la musique que je joue ne dépassera pas telle intensité. Rien d’étonnant à cela : en notre époque où même les véhicules automobiles comportent un limitateur de vitesse, il était prévisible que l’on veuille également contrôler le degré de nuisance sonore que représente la musique instrumentale21 — et c’est bien là ce dont le clavier électronique est le signe : quelqu’un qui en est adepte, c’est quelqu’un qui, potentiellement, fondamentalement, conçoit la musique comme avant tout une nuisance. Et tous les autres arguments en viennent à ne plus sonner comme un écho de ce principe de base : le piano « trop cher », « trop encombrant », « trop bruyant », est tout simplement un envahisseur indésirable.

Comme tout « son en boîte », le clavier électronique n’est pas une musique que l’on accueille, que l’on recherche, et autour de laquelle la vie quotidienne s’organise : c’est tout au plus une musique tolérée à condition qu’elle soit suffisamment aseptisée et assujétie — voire, dans le cas de l’utilisation d’écouteurs, sur lequel je reviens dans un instant, une musique clandestine.

 Un piano en classe... et à la maison ?

Convenons-en : apprendre la musique est nécessairement une pratique contraignante et parfois envahissante ; et de tous les instruments, le piano n’est pas le moins encombrant (mais l’un de moins onéreux, je dois le préciser — bien moins cher, par exemple, qu’un violoncelle). Il ne sert à rien de prétendre le nier, ou minimiser le « dérangement » : un enfant à qui l’on a accordé la plus petite place possible dans un coin22 pour mettre un clavier électronique, qui est prié de faire ses exercices quotidiens « au casque » et qui grandit dans l’idée que pratiquer la musique n’est pas un moyen d’invention et d’expression mais une lointaine occupation vaguement ludique, n’est en général pas placé dans les meilleures conditions pour acquérir le goût d’apprendre, la finesse d’écoute et d’articulation et, plus largement, le souci du détail.

Évidemment, qu’il y ait des conditions a priori favorables ou non n’est en aucun cas une pré-détermination ; j’ai pour impératif absolu de ne jamais croire qu’un élève est voué à échouer, quel que soit son contexte d’apprentissage. Un professeur de piano n’a selon moi aucune légitimité à refuser ou à culpabiliser un élève qui ne disposerait pas d’un piano chez lui ; personnellement j’essaye de ne poser la question qu’une seule fois en début d’année, et par la suite je tâche, semaine après semaine, de montrer à chacun de mes élèves ce qu’est un piano, et de quelles façons on peut en obtenir des résultats intéressants, expressifs et personnels.

Beaucoup le comprennent très bien, et s’ils n’ont pas de piano chez eux alors ils n’en sont que dignes de plus d’admiration. Mais je ne peux non plus ignorer que ceux de mes élèves dont les parents finissent un jour par faire l’acquisition d’un véritable piano, font bien souvent des progrès très spectaculaires dans les trimestres suivants : non seulement parce qu’ils travaillent davantage et plus volontiers, mais surtout parce que leur pratique musicale est désormais un véritable projet qui implique toute leur famille.

Leur famille... Voire, hélas, leur voisinage. Dans nos clapiers urbains que l’on nomme « immeubles d’habitation », il semble à jamais illusoire de pouvoir pratiquer un instrument (piano ou n’importe quel autre) sans irriter ses voisins — je me trouve moi-même dans ce cas, une charmante voisine étant un jour venu me demander (signe des temps) si je « ne pouvais pas baisser le volume » de mon piano. Hélas, la vérité est que votre enfant — tout débutant soit-il — n’a pas moins de légitimité à travailler son piano quarante-cinq minutes par jour (voire plusieurs heures s’il est plus avancé) que la petite vieille du dessus à écouter la messe très fort le dimanche (c’est encore ce qui m’a réveillé ce matin — quand ce n’est pas Motus), ni que les ouvriers sous vos fenêtres à pratiquer des excavations dans le trottoir à longueur de journée. Affirmer cette légitimité n’est pas chose facile, et d’aucuns préfèrent capituler. C’est mon cas : je n’ouvre plus mon piano qu’une dizaine de fois par an, pour le refermer aussitôt. Mais je fréquente des pianos toute la journée hors de chez moi, et mon activité s’étant déplacée vers l’écriture de partitions, l’usage du piano n’est plus pour moi un besoin que je pourrais sincèrement qualifier de légitime. Il en va tout autrement pour quelqu’un qui est en plein dans ses années d’apprentissage, quel que soit son âge.

Depuis quelques années, une « solution » s’offre aux familles dans de telles situations : le système silent®, qui consiste à supprimer le son d’un piano droit, une barre amovible venant se placer entre les marteaux et les touches. Pour prendre le relai de ce son supprimé, des capteurs transmettent un signal électronique et un son synthétique est restitué, que l’on peut écouter par exemple « au casque ». Le meilleur des deux mondes ? Oui et non. Oui sans aucun doute du point de vue mécanique (les touches restent celles d’un piano) ; du point de vue acoustique évidemment, toute les réserves que j’ai émises plus haut restent valides. Le simple fait d’introduire ainsi « le loup dans la bergerie », est s’exposer sans cesse à la tentation — ô combien attirante — de mettre le casque et de se couper du monde... Sans forcément réaliser que c’est également se couper de son instrument.

Parmi ceux de mes élèves qui disposent d’un tel système, beaucoup sont ceux qui n’ont plus entendu le son d’un piano chez eux depuis longtemps — alors même qu’ils disposent d’un piano ! C’est là l’effet pervers de ce système. Comme je l’expliquais plus haut, je ne me reconnais aucune légitimité pour intervenir dans l’organisation familiale de mes élèves ; si un parent d’élève me demandait (en général cela ne leur vient point à l’esprit) s’il est préférable de travailler son piano avec ou sans le son des cordes, ma réponse serait en deux parties : d’un côté il est extraordinaire, voire précieux, pour un enfant de pouvoir se servir du piano en toute indépendance, que ce soit pour inventer ses propres musiques ou déchiffrer des partitions (par exemple du répertoire « illégitime » (song books, musiques de films et de jeux...) : toutes activités où les hauteurs et le rythme importent plus que la qualité du son, de l’articulation ou du phrasé. D’un autre côté, dès qu’il s’agit de travail en finesse, qui sollicite notamment l’écoute (par exemple pour travailler un morceau ou une gamme très lentement, en détendant bien les bras et avec un son bien timbré qui se tranfère d’une note à la suivante), alors travailler avec un son synthétique n’apporte absolument rien : autant débrancher le casque et travailler sur un clavier muet, en se concentrant sur la sensation musculaire — ou, évidemment, libérer les cordes et, une bonne fois pour toutes, travailler son piano.

 En quête d’humanité

Prendre un piano pour en enlever le son, puis remplacer ce son par un son synthétique, lui-même reconstruit à partir du son d’un autre piano, enregistré en un autre lieu, un autre temps... À y repenser, la manipulation me semble effroyable ; appliquée à tout être vivant, on y verrait une abomination digne du docteur Frankenstein.

Ce qui ne laisse pas de m’étonner, finalement, c’est combien il a été facile pour les marchands de claviers électroniques de vendre, sous le nom de « piano », de grossières imitations en plastique et contreplaqué23. Il me d’ailleurs semble significatif que ces « non-pianos » de plastique se soient développés dans le même pays et à la même époque que les animaux de compagnie synthétiques, qu’ils soient virtuels (Tamagotchi) ou robotiques (Aibo). Le Japon, terre d’élection de la simulation technologique omniprésente, est également le pays où un professeur de robotique a décrit pour la première fois en 1970 le phénomène dit uncanny valley. Ce phénomène caractérise toute tentative d’imiter l’être humain (que ce soit sous forme de robot ou d’image de synthèse) : lorsque l’imitation est grossière, maladroite, et n’affiche aucune ambition de réalisme, les robots-personnages ainsi obtenus, vaguement antropomorphes, suscitent l’adhésion du public. Mais à mesure qu’ils deviennent de plus en plus proches de l’humain, sans toutefois jamais y parvenir entièrement, le spectateur ressent une impression angoissante et oppressante : tout l’invite à croire que cet objet artificiel est un véritable être humain... et pourtant, quelque chose manque. Les signes sont là (yeux, visage, texture de peau), mais non l’empathie. Là se trouve la vallée de l’inquiétante étrangeté.

La synthèse instrumentale et musicale se situe donc exactement dans cette problématique : si les musiques électroniques des années 1980 (par exemple les musiques de jeux vidéos en 8-bits dont étaient friands, déjà, les studios japonais) ne s’apparentaient en rien à la musique instrumentale traditionnelle, l’avènement des synthétiseurs numériques, du format MIDI et des échantillonneurs a pour objectif de simuler de façon crédible, sinon réaliste, le son et le jeu des instruments que nous connaissons : on aurait donc pu s’attendre à un mouvement de rejet d’une large part du public. Il n’en fut rien, et j’y vois trois raisons possibles. La première tient à l’idéologie globalement positiviste qui, je l’ai dit, sous-tend le fonctionnement capitaliste industrialisé : nous sommes tellement gorgés de mots d’ordre tels que « progrès », « innovation », « technologie » que notre appétence est déjà toute aiguisée pour accueillir favorable le prochain gadget à la mode, sans que nous soit laissé le temps d’y réfléchir et de nous interroger sur son éventuelle pertinence. La seconde tient également à l’essence de notre société industrielle et les pratiques de consommation culturelle de masse qu’elle induit : bon gré mal gré, nous avons été immédiatement abreuvés de musiques électroniques et synthétiques produites au kilomètre (pour bien moins cher qu’avec de vrais instrumentistes) — tapissant nos ascenseurs, nos supermarchés, nos téléviseurs et nos radios — si bien que le fait d’entendre cette même musique dans nos « pianos » n’avait, entretemps, plus rien de choquant.

Enfin, la troisième raison que je puis imaginer, est que l’inquiétante étrangeté de la musique synthétique, du son et du toucher synthétiques d’un clavier électronique n’apparaîtra tout simplement pas à quelqu’un pour qui le piano n’est pas essentiellement un signe d’humanité. Et nous rejoignons ici la vision de la musique que je dénonçais plus haut : jamais l’on n’accepteraitde remplacer par un objet synthétique un être vivant, attachant, imprévisible, parfois dérangeant ou envahissant — et pourtant dans le cas du piano, la substitution s’est faite sans broncher.

Je voudrais illustrer ici mon propos par deux comparaisons. La première concerne l’écriture : nous disposons aujourd’hui de milliers de polices de caractères qui cherchent à imiter l’écriture manuscrite (des sociétés proposent même de « cloner » votre propre écriture pour donner l’illusion que vous écrivez vous-même à vos correspondants). Et pourtant, il existe des situations où l’écriture authentique, dans sa singularité et son humanité, demeure irremplaçable : imaginez que vous vous rendiez à une séance de dédicaces d’un grand auteur ; feriez-vous la queue plusieurs heures si vous constatiez qu’il ne signe pas les exemplaires lui-même mais se contente de trois mots tapés à l’ordinateur et d’un coup de tampon ?24

La deuxième comparaison m’a été suggérée autrefois par Luc Triquet, l’accordeur de mon conservatoire : nous connaissons aujourd’hui des systèmes de simulation de conduite de voiture d’un « réalisme » extraordinaire, que ce soit dans les jeux vidéo ou même dans les auto-écoles. Grand écran, pédalier, volant en plastique : tout y est... Et pourtant, on n’accorde son permis qu’à quelqu’un qui sait conduire un vrai véhicule sur une vraie route.

 Vers la difficile légitimation des instruments électroniques

Au-delà de l’attrape-gogo baptisé « piano numérique », y a-t-il une place pour les instruments électroniques dans une pratique musicale légitime et sincère, savante et exigeante ?

Tout d’abord, les qualités des instruments électroniques existent réellement, même si elles sont moins nombreuses que l’on nous le fait accroire. Évidemment, la plus évidente est celle de la multiplicité des timbres : j’entends par là, non pas les timbres « restitués », qui, cherchant péniblement à imiter tel ou tel instrument, se contentent en fait d’être le signe de cet instrument ; mais les véritables possibilités de synthèse sonore, de traitement du son en temps réel, d’échantillonnages de sons extra-musicaux. Au-delà des questions de son, le clavier électronique compense la pauvreté de sa mécanique (que nous évoquions plus haut) par de nouvelles techniques de jeu instrumental fort intéressantes — et largement sous-exploitées à ce jour — : si les manettes de bend et de tremolo sont fort courantes, les claviers sensibles à la pression ou à l’aftertouch demeurent rares (et hors de prix), ce qui est fort dommage car ils permettent au claviériste de se soucier de ce qu’il advient du son après la frappe de la note, préoccupation à laquelle le pianiste est évidemment étranger. Somme toute, le clavier électronique ne commence à être intéressant que lorsqu’il renonce à se faire passer pour un piano.

Ce qui me permet d’évoquer également la distinction, trop souvent ignorée, entre instruments numériques et analogiques. Les premiers synthétiseurs étaient entièrement analogiques, et ce qui s’y déroulait relevait moins d’un algorithme (ou d’un enregistrement) que d’un véritable phénomène électro-physique, éventuellement doté d’une certaine singularité25. L’avènement du numérique a apporté un niveau d’abstraction supplémentaire, ce qui garantit une reproductibilité plus fiable (et moins chère), mais de nombreux musiciens restent attachés aux instruments analogiques, aujourd’hui devenus objets de luxe.

Et pourtant : les instruments électroniques, dans l’ensemble, peinent à se constituer un Répertoire. Là où, au XIXe siècle, des instruments tels que le saxophone ou la grande harpe à pédales s’étaient vus presque immédiatement adoptés par les auteurs, les musiciens et le public, les premiers instruments électroniques tels que les ondes Martenot ou — mon préféré — le thérémine, ont quasiment sombré dans l’oubli en un siècle d’existence : l’effet sans doute de ce culte de la modernité en vertu duquel ce qui a été inventé hier est nécessairement supplanté par ce que l’on invente aujourd’hui (en évitant de penser à demain). Un clou chasse l’autre ; j’y reviens dans un instant.

 À qui la pédagogie s’adresse-t-elle vraiment ?

Mon collègue György Kurtag (fils), avec qui j’en discutais il y a quelques jours, met tout particulièrement l’accent sur les possibilités ouvertes par l’électronique musicale en matière pédagogique : le Continuator est un programme d’intelligence artificielle qui vous imite et vous répond, le Handsonic est un moyen d’exploration tactile et cognitive, le Méta-piano de Jean Haury réduit le jeu du pianiste à ses questions de rythme, phrasé et attaque (sans avoir à se soucier des notes), pour ne rien dire du Méta-Instrument, de la Méta-Mallette et autres Méta-Danse... Pour György, il existe une profonde mutation anthropologique des élèves actuels, avec lesquels de nouvelles possibilités de compatibilité doivent être cherchées : les instruments électroniques, par l’approche ludique fondée sur l’improvisation qu’ils offrent, constituent une voie d’accès intuitive pour se diriger peu à peu vers une pratique musicale plus complexe et raisonnée. Partir du monde sensoriel (le son) pour accéder progressivement au monde conceptuel (la partition) est une idée tout à fait intéressante, dont l’un des principaux avantages selon moi est qu’elle habitue très tôt les élèves à une écoute très fine, attentive et active (« conscientisée », dirait mon collègue), non seulement des hauteurs et du rythme (chose courante dans l’apprentissage traditionnel) mais également du timbre et de l’intensité, ce dont beaucoup de musiciens — moi le premier — manquent certainement.

Cependant, je me dois d’émettre un certain nombre de réserves. Tout d’abord, le problème de la médiation (au sens de l’absence d’immédiateté) et de la technicisation devient ici plus central que jamais, et je ne suis pas certain qu’il ait sa place dans un cadre pédagogique. Un instrument traditionnel offre un fonctionnement transparent : chacun de mes élèves est habitué à me voir démonter le piano pour montrer les cordes, les marteaux qui frappent, les étouffoirs qui se soulèvent — nous savons exactement ce qui se passe, et pourquoi cela se passe ainsi. Si nous faisions de la flûte à bec plutôt que du piano, nous pourrions même entreprendre (fort mal, sans doute) de fabriquer notre propre instrument ! Rien de tel avec un instrument électronique qui reste à jamais, quoi qu’on en dise, une boîte noire mystérieuse. Cela est d’autant plus criant lorsqu’il s’agit, ce qui est ici le cas, de technologies commerciales et propriétaires : si encore il s’agissait d’une invitation à étudier le fonctionnement, à bidouiller soi-même, à re-programmer, l’intérêt pédagogique serait réel (quoique sans grand rapport, je le crains, avec la pratique de la musique). Mais en l’état, il s’agit non seulement d’un appauvrissement culturel mais d’une privatisation rampante de la pédagogie.

La « boîte noire mystérieuse » n’offre ni immédiateté, ni même la moindre possibilité d’appropriation. De là découle, peut-être, le problème d’infidélité à l’instrument qui touche beaucoup plus les instruments électroniques que leurs ancètres de bois et de cordes26 : rite de passage majeur, un enfant choisit son instrument, celui qu’il pratique, qu’il connaît, auquel il s’attache, et qui deviendra même une part de son identité. Avec la boîte noire de plastique et de silicium, rien de tel : le son est modifiable, et l’instrument, interchangeable (à quelques exceptions près, que nous avons évoquées avec les instruments analogiques).

Enfin, ce discours pédagogique me paraît plus complexe, et moins neutre idéologiquement, qu’il n’y paraît. Encourager à la nouveauté et à la curiosité, quoi de plus louable ; n’ayons pas, pour autant, la naïveté d’ignorer les pressions économiques et industrielles qui sous-tendent ce mouvement. Les budgets de l’enseignement culturel s’amenuisent et les postes de professeurs se raréfient — quoi de moins rentable-à-court-terme, en effet, qu’un professeur qui dispense ses cours aux élèves, rendez-vous compte, un par un ? — ; « repenser le cursus musical pour s’adapter aux mutations sociétales » risque donc fort de n’être, en définitive, qu’un alibi de nivellement par le bas où l’on remplace une formation lente et exigeante, privilégiant l’élève en tant qu’individu, par une vague initiation ludique collective (voire de masse). Remplacer les professeurs par des animateurs a certainement de quoi ravir les financeurs et politiciens, mais là n’est pas l’intérêt des élèves, ni à long terme, de la société en général. Un avantage économique à court terme (cela reviendrait moins cher, encore que j’en doute), un avantage symbolique (plus facile de demander des subventions pour « une méthode innovante » que pour l’enseignement routinier), un avantage politique : de quelque façon qu’on le justifie, réinventer la pédagogie me semble s’adresser davantage au monde des adultes (enseignants, industriels et pouvoirs publics) qu’à celui des élèves.

Et c’est là, à mon sens, que nous touchons aux limites de l’enseignement ludique à base d’improvisation et « d’exploration sensorielle et cognitive ». Je ne doute pas de la pertinence d’un éveil musical des jeunes enfants, y compris à des langages expérimentaux, improvisés, non-occidentaux, poly-disciplinaires, que sais-je ; pour autant cela n’autorise pas à placer l’enfant au centre de désirs adultes (qu’ils soient commerciaux ou pédagogiques) : je ne suis pas convaincu qu’un enfant « s’éveille » plus efficacement avec une tablette graphique qu’avec des crayons de couleurs, ni qu’il soit mieux sensibilisé au rythme avec une percussion électronique sophistiquée plutôt que par une poignée de riz insérée dans un récipient clos.

Au surplus, remplacer les professeurs par des animateurs a certainement de quoi ravir les financeurs et politiciens, mais n’est dans l’intérêt ni des élèves, ni à long terme, de la société en général. Du reste, les enfants ont-ils même besoin d’adultes pour « apprendre à jouer » ? Dans cette question se trouve résumée toute l’ambiguïté, et la raison d’être même, de l’enseignant : nous ne sommes pas là pour divertir les élèves (d’autres s’en chargeront bien mieux) ni pour les conforter dans une consommation culturelle superficielle, mais pour leur faire découvrir des pratiques et des patrimoines auxquels ils n’auraient jamais eu accès sans nous — non sans espérer, peut-être naïvement, qu’ils finiront par s’approprier toutes ces découvertes et y trouver par eux-mêmes un amusement et une expressivité personnelle. Tourner le dos à une pédagogie de transmission du savoir, jugée trop exigeante ou rébarbative, n’est pas baisser les bras : c’est au fond, instrumentaliser activement les élèves dans le processus de ringardisation de la culture savante que j’ai déjà décrit ailleurs, au profit de la culture de consommation et des médias de masse.

J’ai ainsi chaque année des parents qui viennent m’expliquer benoîtement qu’ils ont décidé d’inscrire leur enfants, non pour « faire du piano » mais pour jouer du « piano-plaisir »27.

Est-il besoin de le préciser : en général, ils sont équipés d’un Clavinova.

 Comme une momie dans sa vitrine

Que sera le piano d’ici quelques décennies ? Certainement ni disparu ni oublié, tant est forte son emprise sur l’imaginaire collectif — ainsi que son capital symbolique, en termes de distinction et de légitimation, nous l’avons vu.

Cependant, les beaux jours du piano en tant qu’instrument (presque) populaire sont sans nul doute derrière nous — tout comme, je le crains, de large pans de la musique savante et des pratiques musicales sous forme écrite28. J’imagine aisément, à l’avenir, le piano relégué à quelques « niches », quelques classes spécialisées, comme le sont aujourd’hui le clavecin ou la guitare. (Et par « classes », je parle aussi bien de salles de conservatoire que de classes sociales.) À mesure que s’ouvriront, volonté politique oblige, des cours de « musiques actuelles » et autres alibis destinés à former les dociles consommateurs culturels de demain, les élèves perdront peu à peu leur seule possibilité de contact avec de véritables pianos — la majorité des élèves actuels (si l’on inclut le secteur privé et associatif) n’ayant déjà jamais vu de piano à queue. Sans aucune frustration, du reste : la différence leur serait de toute façon insaisissable.

Il y a eu une vie musicale longtemps avant le piano, et il y en aura toujours une après ; de même que les clavecinistes sont scandalisés (probablement à juste titre) que nous osions jouer du Couperin au piano, je serai certainement désespéré le jour où les concertistes joueront des concertos de Chopin sur des pianos en plastique, accompagnés par un orchestre synthétique. Avec un peu de chance, d’ici là ces instruments se seront dotés de leur propre répertoire — même si je crains fort que ledit répertoire se limite aux musiques de variété et de cinéma, éventuellement saupoudrées de quelques « musiques du monde » pour satisfaire notre bonne conscience néo-impérialiste et de « création/improvisation » branchée pour attirer quelques subventions. Plus, évidemment, quelques tubes « classiques » insubmersibles (la Lettre à Élise, encore et toujours) — l’adjectif « classique » regroupant indifféremment, comme dans un rayon de supermarché, toute la musique écrite entre 1500 et 1950.

Peut-être la grande différence ne sera-t-elle pas, en fait, la disparition du piano, mais bien sa survivance sous forme zombifiée : alors que (quasiment) plus personne ne songerait aujourd’hui à construire des pianos identiques à ceux de Beethoven, j’imagine parfaitement les constructeurs de claviers en plastique s’entêter mordicus à reproduire « le » son des mythiques Grands Pianos, même quand ceux-ci auront disparu depuis des décennies. Perpétuant, conservant, idôlatrant à l’infini le piano, ou plus exactement son lointain écho, déformé, embaumé comme un cadavre dans un musée, rejouant le même Chopin, la même Lettre à Élise dans une méta-version pré-enregistrée.

À bien y réfléchir, je ne suis pas certain que ce soit le plus enviable des sorts.


Outre l’article Clavinova, mon ami, j’ai consacré un billet plus récent à la mode des pianos dans l’espace public : Les singes savants du Docteur T.


[1Auxquels il faudrait ajouter la multiplicité timbrique, mais j’y reviendrai plus tard...

[2Et encore faudrait-il y ajouter deux facteurs aggravants : la durée de vie de ces instruments synthétiques, souvent dérisoire, et la quasi-inanité d’un marché d’occasion : on le voit, il est infiniment plus profitable à un industriel de vendre des claviers électroniques que de véritables instruments.

[3Et ceci sans la moindre justification technique, contrairement aux anciens claviers électriques Hammond, Fender et compagnie : nous parlons ici d’« esthétique », c’est-à-dire en fait de marketing.

[4Le comble du snobisme et de la mégalomanie ayant été atteint lors d’une récente création de Sweeney Todd au théâtre du Châtelet — où je mettais les pieds pour la première et dernière fois — ; l’introduction à l’orgue était diffusée sur bande, enregistrée sur de véritables grandes orgues par une super-star (Escaich), puis sitôt l’introduction terminée un ridicule boui-boui électronique prenait piteusement le relais.

[5Comment, ce mot n’existe pas ? Allez hop, je l’invente.

[6Même si certains compositeurs parviennent à se faire un nom sans avoir recours au piano, ce sera toujours par un répertoire « à grand spectacle » : opéra (Verdi, Wagner), symphonie (Berlioz, Mahler)".

[7Le répertoire lui-même transcende les barrières sociales et générationnelles : je suis toujours impressionné de voir que mes jeunes élèves qui ne connaissent ni le nom de Mozart ni de Bach, connaissent malgré tout le nom de Beethoven parce que « c’est la Lettre à Élise ».

[8... Que des générations de tâcherons auteurs de musiques de film ont choisi, pour une raison qui m’échappe, d’associer aux thématiques romantiques et amoureuses...

[9Je me réfère ici au mémoire de thèse de Salaa Soulaiman, (malheureusement) publié sous licence CC by-nc-nd, 2009, et j’ai également picoré quelques données dans le mémoire de D.E. de Juliette Gélard, 2010.

[10Par un amusant retour de manivelle, ce sont les mêmes aspirations qui présideront au XXe siècle à l’avènement des instruments amplifiés.

[11En rédigeant cet article je découvre que l’on a été jusqu’à ajouter trois ou quatre pédales aux pianos, dont certaines destinées à actionner des tambourins !

[12À quelques exceptions près, telles que les pianos Fazioli — qui restent cependant marginales et réservées au domaine du luxe et de l’excentricité.

[13Il est évidemment bien plus naturel de traduire ainsi le terme anglais velocity, là où les jeanfoutres publicitaires parlent absurdement de « vélocité ».

[14De fait, non seulement l’on vous propose de mettre un « Grand Piano®™[patent pending] » dans votre clavier électronique, mais de nombreuses bibliothèques de sons vous offriront (moyennant quelques milliers de dollars) de mettre tout un orchestre symphonique (celui de Vienne, de Berlin, de « East West » ou que sais-je) dans votre ordinateur — au grand régal des tâcherons sus-mentionnés.

[15Et de fait, toute portion du Web abordant le sujet semble condamnée (y compris sur mon propre site à devenir un terrain d’astroturfing décomplexé quoiqu’involontaire, parfois de façon comique... L’argument qui m’amuse le plus est l’inévitable « vous avez sans doute raison pour les claviers qui remontent à 5 ou 10 ans, mais vous devriez vous tenir au courant : les derniers modèles ont totalement réglé les problèmes que vous dénoncez » ; argument que je serais certainement prêt à entendre avec indulgence si je ne l’entendais depuis... vingt ans.

[16D’où l’avènement de la notion de « retour », qui a enterré définitivement l’idée pourtant évidente que tout instrumentiste est nécessairement avant tout son propre auditeur.

[17En fait de cathédrale, il est d’ailleurs intéressant de noter que l’un des premiers claviers électroniques, l’orgue Hammond, a très tôt été utilisé dans les stades de baseball et de hockey américains — tradition qui perdure aujourd’hui.

[18Il y aurait également beaucoup à redire sur les percussions électroniques elles-même, qui ne sont utilisées par aucun percussioniste ni batteur digne de ce nom exactement pour les mêmes raisons.

[19Quand bien même le volume est « poussé » à son maximum, encore faut-il tenir compte — nouvelle complication — des limites physiques du système de diffusion, des éventuels algorithmes de compression dynamique, des phénomènes de saturation etc.

[20Fût-ce vous-même : au moment où vous tournez le bouton, vous n’êtes pas encore instrumentiste.

[21Paradoxalement, la médiation électronique — les systèmes de diffusion amplifiée — utilisée pour rendre la musique inoffensive est également celle qui permet de la rendre extrêmement dangereuse pour l’appareil auditif. Sans commentaire.

[22Au contraire de, au hasard, la télévision et la console de jeux...

[23Les « orgues » électroniques étaient déjà présents de longue date, mais personne n’aurait risqué de confondre un Bontempi avec les orgues de Notre-Dame !

[24Un parallèle peut ici être fait avec les bandes dessinées : aucun collectionneur ne privilégiera les éditions récentes dont le lettrage et la mise en couleur sont faits par ordinateur, aux éditions d’origine faites à la plume et au pinceau.

[25Souvent plus imaginaire qu’autre chose, mais nous avons vu combien importe l’aspect symbolique et affectif.

[26... Et de cuivre, et de peau...

[27Vous ne connaissez pas le « piano-plaisir » ? C’est un instrument magique qui permet de jouer La Lettre à Élise sans jamais avoir fait aucune gamme.

[28La disparition progressive des harmonies municipales et villageoises en est un autre signe : il est plus « cool » pour un adolescent de jouer dans un groupe de rock que dans une fanfare, c’est du moins ce que nos médias de masse lui prescrivent à longueur de journée.

Messages

  • Très bon article, aussi vif que le premier ;)

    Il y a aussi une question de culture. Quand on n’y connaît rien, on ne fait pas la différence. Pour moi qui ai grandi avec un père pianiste, qui me suis assise pendant des heures par terre, l’oreille collée contre le piano à écouter toutes les résonnances quand il jouait des valses de Chopin, un piano numérique ne sera jamais qu’un pis-aller. Ma voisine a acheté pour sa fille un petit clavier d’appoint pour travailler son piano quand elle est chez ses grand-parents et un équivalent à Clavinova qu’elle « pourra garder toute sa vie ». Elle trouve que quand on colle son oreille au clavinova, c’est aussi magique que le piano… Quand j’entends ça, je me dis que je ferais mieux de garder ma salive (la petite travaille chez sa prof sur un clavinova, elle n’a jamais dû toucher de vrai piano de toute sa vie).

    Bref. Un peu de pub au passage pour un groupe que j’aime beaucoup : les Piano Guys postent des vidéos incroyables sur YouTube. Le violoncelliste joue en alternance sur des violoncelles et des violoncelles électriques, mais le pianiste ne touche jamais autre chose que des vrais pianos en bois et avec des vraies cordes…

    • Merci de votre commentaire.

      « Une question de culture »... certes, mais la culture, elle ne naît pas de rien. Les personnes dont je parle dans l’article, pas plus que votre voisine, ne sont à blâmer — après tout, on leur a dit qu’un Clavinova c’est « un piano » ; pourquoi en douteraient-elles ? Par contre, là où je montre les crocs, c’est lorsque vous me parlez d’une prof qui enseigne sur un Clavinova, alors là il y a un maxi foutage de gueule de première catégorie — et je pèse mes mots. En tant que professeurs (j’entends par là un professeur digne de ce nom, ce que j’essaye d’être depuis plus de dix ans), nous représentons bien souvent la seule chance pour beaucoup de nos élèves de découvrir un patrimoine culturel, une finesse de pratique musicale et d’écoute, auxquels non seulement ils ne seraient jamais exposés sans nous, mais que tout les invite à ne jamais fréquenter : médias de masse, culture de consommation, marketing, prescription industrielle et légitimation politique... Le fait pour un professeur d’abandonner ce terrain (parfois même sans y penser) me semble grave et extrêmement préoccupant.

      Pour en revenir à vos « Piano Guys » (on peut mettre un lien), je ne suis peut-être pas aussi fan que vous pour des raisons que j’ai exposées dans mon article sur le « son en boîte ». YouTube m’intéresse beaucoup parce qu’il permet à de simples musiciens (amateurs ou « professionnels », la distinction n’a aucun sens pour moi) de présenter leurs travaux sans avoir à passer par le circuit traditionnellement légitimé de producteur/distributeur/etc. ; or le groupe dont vous parlez, pour autant que je puisse voir, produit des enregistrements très léchés en studio (où les arrangements en trio sont équilibrés avant tout par l’ingénieur son), et des vidéos aussi élaborées que n’importe quel clip de chanteur à la mode (où le rythme est dicté davantage par le montage que par la musique elle-même). Le résultat est certes très impressionnant, mais très « artificiel ». C’est aussi ce que je reproche souvent à Mystery Guitar Man, même si j’ai bien rigolé en comparant cette vidéo au très sérieux « Méta-Piano » que m’a présenté György Kurtag...

    • Et oui, petit village de campagne, 700 habitants, une prof de musique qui enseigne piano et flûte traversière dès 3 ans sur piano électrique (mais vraie flûte !). D’un autre côté, le conservatoire à 15 km se bat contre le maire qui voudrait remplacer tous les pianos par des pianos électriques, parce que le vrai piano, c’est de l’élitisme ! Ah oui, et les auditions de chant de Noël ont été accompagnées au piano électrique car le piano utilisé habituellement pour les concerts a fait une chute de 80 cm la dernière fois qu’il a été déplacé. Apparemment, il n’y avait plus rien à en tirer…

      J’ai aussi une collègue qui a étudié le piano pendant 13 ans et pour qui le piano électrique est tout aussi bien, du moment qu’on a accès à un piano de concert… J’en tombe des nues.

      Pour ma part, c’est de l’orgue que je joue. J’ai appris le piano toute seule à la maison(*) avant de prendre des cours sur un orgue électrique pendant mes années de lycée. J’en ai un, électrique aussi, à la maison depuis 5 ans, et il faut bien avouer qu’il a ses qualités. Mais je ne le regarde plus avec le même œil depuis que j’ai repris les cours il y a un an, et que je joue toutes les semaines sur des orgues à tuyaux, des vrais ! C’est que le conservatoire a un petit orgue, et que nous avons en prime accès aux deux églises, elles aussi équipées d’orgues, tous d’époques différentes.

      Les Piano Guys sont un « groupe » de 5 mélomanes, dont seulement deux apparaissent dans la plupart des vidéos, car les autres sont justement le preneur de son, le producteur, le caméraman. Il y a aussi une vidéo où ils jouent tous sur le même piano, allant même jusqu’à utiliser l’archet du violoncelle sur les cordes du piano. J’ai bien aimé la vidéo du mystery guitar man. Le jeu qu’il utilise est très similaire à Guitar Hero sur console (que j’ai trouvé très décevant, alors que mes amis ont aimé, peut-être justement parce que j’ai un minimum de notion de base de la pratique de la musique). Tout cela est très représentatif de l’attente qu’on a aujourd’hui : tout doit venir tout de suite, sans travail. Pas évident d’expliquer ensuite aux enfants qu’un instrument, ça se travaille tous les jours, et que même comme ça, on ne jouera des morceaux complexes que dans plusieurs années.

      Si je comprends bien, le méta-piano, c’est un piano où l’on doit interprêter le morceau, mais sans risque de fausse note ? Est-ce que ça prend en entrée les partitions écrites avec lilypond ? ;)

      (*) évidemment, à l’âge adulte, j’ai fini par me rendre compte qu’un père qui me donne ses partitions, ce n’est pas un prof : je ne sais même pas utiliser les pédales du piano !

    • Bonjour et merci pour votre commentaire ; s’il est une chose extraordinaire à travers les quelques articles que je publie ici, c’est certainement la diversité des témoignages qui viennent s’y confronter, autant d’histoires très personnelles et souvent chargées d’affection.

      Et de ce point de vue, ce qui importe pour n’importe quelle personne (enfant ou non) qui découvre la musique, c’est certainement plus l’histoire même de cette découverte et de cette pratique, que l’instrument lui-même. Cependant, comme vous l’avez sûrement compris, j’écris ici en tant que professeur, et que représentant (par la force des choses, et même sans aucune légitimité pour cela) d’un patrimoine culturel et artistique qu’il me semble indispensable de continuer à transmettre — ou tout au moins, de donner l’envie de découvrir. Indispensable pour l’éducation, voire l’élévation (et non l’élevage !!) des citoyens de demain, parce que je crois qu’une société authentiquement démocratique et juste ne peut pas exister avec un peuple inculte et égoïste. C’est pourquoi j’ai essayé ici d’aller au-delà des questions de goûts, vers les questionnements sous-jacents qui sont pour moi de nature politiques (au sens d’Aristote).

      Pour ce qui est de l’orgue, l’apparition de substituts électriques a eu un impact précoce et important (à la mesure de l’encombrement que représentait l’instrument d’origine — la question se serait sûrement posée avec moins d’urgence si l’on en était resté aux positifs du Moyen-Âge...). J’ai fait dans mon article une remarque sarcastique sur les « orgues » Bontempi, et pourtant c’est assez injuste car je crois fermement que ces instruments-jouets ont aidé plusieurs générations d’enfants à découvrir la musique, et en particulier la musique harmonique et polyphonique. Cependant comme je le disais aussi, le mot « orgue électrique » en est venu à avoir une signification très éloignée des vraies orgues, avec même un répertoire propre (« répertoire » est sans doute un grand mot, je vous l’accorde).

      Cependant je porte ici un regard de pianiste, et je peux tout à fait imaginer combien un véritable organiste pourrait se sentir agacé de voir le nom de son instrument associé à des sous-produits dé-musicalisés et inexpressifs (je parle ici moins des instruments électroniques que des jingles dans les stades américains).

      La comparaison entre Guitar Hero et le « Méta-piano » est tellement évidente que Kurtag la fait lui-même ; il est vrai que dans un cas comme dans l’autre les notes sont déjà pré-enregistrées, « prêtes à jouer ». Mais il tient à indiquer que la pratique est fortement différente car là où Guitar Hero se soucie uniquement de rythme, ses instruments électroniques mettent l’accent sur des questions d’intensité, de phrasé voire de « toucher », autrement dit des problématiques authentiquement musicales.

      Mon point de vue personnel est un peu plus iconoclaste : je pense que Guitar Hero est un véritable exercice de virtuosité et n’a rien à envier à certains enseignements traditionnels de conservatoire où l’on « fait de la technique ». Ce sont des enseignements que je juge anti-musicaux et complètement débiles (au moins Guitar Hero rend-il la chose un peu plus amusante), entendons-nous bien ; mais je ne vois pas pourquoi certaines pratiques débiles devraient être considérées comme illégitimes et pas d’autres.

      Alors certes, dans le cas de Guitar Hero il y a un produit à vendre (le jeu, la console) ; et c’est là qu’intervient à mon avis l’injonction du « tout doit venir tout de suite ». Je suis plus optimiste que vous, et je crois que les enfants comprennent très bien que certaines choses demandent du temps et de la patience — ceux qui n’ont aucun intérêt à cela, ce sont les gens qui ont quelque chose à leur vendre : « tout, tout de suite », c’est un argument publicitaire, pas une philosophie...

      (Et en disant cela je suis parfaitement conscient que tous les pédagogues sont aussi des gens qui ont de la salade à vendre, pas forcément aux enfants mais au moins à leurs parents.)

  • Au sujet de votre note finale, qu’il serait plus « cool » de jouer dans un groupe de rock que dans une harmonie villageoise, que ce serait cela que l’on martèlerait aux jeunes. Je crains que ce constat ne retarde de quelques décennies !

    Les musiques que l’on martèle de nos jours (Beyoncé, Lady Gaga, que sais-je encore) ne sont pas du rock. Elles sont incomparablement plus artificielles : si une guitare électrique introduit plus d’intermédiaires entre l’instrumentiste et le son, il n’en reste pas moins qu’il pince une corde et la maintient de sa main gauche, et que des petits détails (vibrato, comment pincer la corde, etc.) introduisent des différences de son (cas donc très différent du synthé de base 1 touche, 1 note, toujours la même malgré quelques artifices). Par comparaison, la musique martelée de nos jours est le résultat de passages par ProTools, AutoTune, etc. Un chanteur, une chanteuse qui chante faux ? Pas de problème, avec un bon ingénieur du son on recalera tout de force...

    Observez le succès du rap, où il n’y a besoin de maîtriser aucun instrument, puisque l’on « sample » les morceaux dont l’on a besoin.

    Par rapport à une console de jeu, jouer du rock (ce qui impose, pour le guitariste, de savoir jouer des accords, des gammes, etc., certes de façon éventuellement rudimentaire ; qui plus est ça fait terriblement mal aux mains) apparaît incroyablement ingrat.

    • Bonjour DM,

      Vous avez raison de le souligner, la perte d’immédiateté (pour ne pas dire, d’humanité) dans les cultures musicales de consommation s’est faite en plusieurs étapes : avènement de l’électronique, puis du numérique, puis du traitement en temps réel. Je l’évoque allusivement ici, ainsi que dans un autre article.

      Ce qui ne rend que plus préoccupante, à mon sens, l’émergence dans de nombreux conservatoires, depuis une quinzaine d’années, de classes d’« informatique musicale » qui, à mon sens, ne sont qu’un alibi parfaitement démago. (Et je vais encore me faire plein de copains parmi mes collègues en tenant ce genre de propos...)

    • J’aimerais toutefois rebondir sur la perte d’immédiateté.

      Vous opposez la spontanéité de l’instrumentiste qui prend une flûte, souffle dedans et obtient du son, et de celui qui joue d’une guitare électrique qui suppose branchement et préparation de réglages.

      N’est-ce pas exactement le cas de l’orgue d’église ? Il faut régler les registres, mettre en branle un mécanisme de soufflerie (voire avoir un assistant pour l’actionner), et là, seulement, vous pourrez obtenir un son en appuyant sur une touche — si toutefois la machinerie complexe fonctionne. Qui plus est, en raison des délais mécaniques et acoustiques, le son sort avec un décalage sensible avec le jeu de l’instrumentiste.

      Considérons également le cas du hautbois et le temps de préparation et d’ajustement des anches avant de pouvoir jouer.

      (Je suis toutefois d’accord qu’un piano bien réglé a le mérite de la simplicité : on soulève le capot, on appuie sur La4 et on obtient un La4 !!! C’est épatant.)

    • Bonjour DM,
      l’orgue pose effectivement un problème d’immédiateté (que j’évoque d’ailleurs plus haut). Et l’immédiateté de n’importe quel instrument est plus symbolique qu’autre chose (car tout le bagage technique, mécanique, culturel, qui sous-tend nos pratiques instrumentales est une nécessité inévitable, même s’il est devenu transparent au point qu’on puisse l’oublier).

      Ce qui me semble nouveau toutefois, c’est l’abstraction du son (sous forme de donnée immatérielle, délocalisable, reproductible et susceptible d’être traitée par des filtres, dans le cas de l’analogique, ou substituée par d’autres échantillons, dans le cas du « numérique »). Pour parler en termes spinozistes (on peut toujours essayer), le geste instrumental a cessé d’être la cause nécessaire et immanente de l’existence du son.

  • Bravo pour votre billet, excellent. La vision globale économico-marketico-politico-industrielle m’a beaucoup plu car tellement vraie. D’autant plus que je suis extrêmement critique face à noter société néo-impérialiste, mais je n’avais jamais fait le lien avec la pratique musicale. A présent c’est chose faite. Merci !

  • Merci pour cet article (dont j’avoue ne pas encore avoir terminé la lecture), bien meilleur que le précédent nommé « Clavinova mon ami », et que j’avais eu l’occasion de critiquer en son temps.

    On voit que vous avez pris le temps de vous documenter plus complètement sur les techniques employées de nos jours sur les « pianos numériques » pour mieux (ou moins mal, je vous l’accorde) imiter un vrai piano. Vous avez donc appris que les plus récents modèles (et toujours les plus chers, cette constante demeure) imitent un peu mieux un vrai piano que vous ne le pensiez en 2007.

    Et vous avez donc adapté votre discours en conséquence : moins arrogant, plus étoffé dans l’argumentation, et plus divers également dans cette dernière.

    Je vous rejoins sur le fait qu’un piano numérique est en de très nombreux points critiquable par rapport à un piano acoustique (et je ne reprendrai pas tous vos arguments), mais je dirais tout de même que tous les deux sont des pianos, dans ce sens où le premier cherche à imiter le second, et (si on y met disons au moins 5000 €), qu’il parvient à faire illusion dans cet exercice.

    Je ne comprends pas le parallèle que font certain(e)s avec la guitare électrique versus acoustique : les sonorités de ces deux « guitares » sont tellement éloignées entre elles !

    Quand je joue sur mon Clavinova je reconnais le son d’un piano, et Chopin ne s’y tromperait pas lui non plus. Il dirait sans doute que mon instrument sonne comme un bon jouet bien que parfaitement accordé, et qu’il n’est pas aussi mauvais que le pianiste.

    Par contre faites écouter Hendrix à Berlioz et demandez-lui de reconnaître l’instrument !

    Donc, répéter à l’envi qu’un piano numérique n’est pas un piano est à mon avis un combat d’arrière-garde. C’est un mauvais piano sur une infinité de points, mais c’est un piano. Et le fait de dire que ce n’est pas un piano « parce qu’il n’a pas de cordes » n’est pas (à mon avis) un excellent argument. Après tout ma chaîne Hifi n’a pas de cordes non plus, mais elle reproduit plutôt bien une partie de piano correctement enregistrée ... Ce qui importe est la capacité à imiter les cordes, pas le fait que ce ne soient pas des cordes. Mais cette capacité est effectivement très limitée, nous en sommes bien d’accord.

    Mais peu importe on est dans un débat de vocabulaire, et la vraie question est « peut-on acheter un numérique à nos enfants pour étudier le piano ? ».

    Etudiant l’instrument depuis 4 ans bientôt, laborieusement (j’ai commencé à 55 ans, solfège inclus) mais avec ténacité, et ceci sur un Clavinova plutôt évolué à la maison, mais sur un droit puis sur un quart de queue chez mes professeurs successifs, je dirais toujours : « oui on peut ». Mais je conseillerais d’acheter ce numérique d’occasion, avec la perspective de le changer très vite si le rejeton accroche à l’instrument. Et quitte à prendre une occasion pas chère, de privilégier un acoustique révisé à 500 €, si les questions de nuisances sonores le permettent.

    Car en effet, malgré tout ce que peuvent dire les amis du Clavinova (je parle de Clavinova haut de gamme avec au moins 4 niveaux d’échantillonnage, touches en bois et imitation ivoire, et j’en passe ...), il ne remplacera jamais un vrai piano, et j’ai toujours du mal à passer de l’un à l’autre quand je vais prendre mes leçons. Non, le toucher n’a rien à voir, encore moins le jeu de pédale, et non, le son n’est pas terrible sur un bon Clavinova ... Par contre un mauvais piano acoustique, avec des touches fatiguées, sans parler de l’accordage, sera avantageusement remplaçable par un numérique.

    De plus en discutant avec mon prof j’ai appris qu’il avait payé son piano à queue, d’occasion bien sûr, moins cher que j’ai payé mon numérique (à charge pour lui de financer le transport), et vraiment cela donne à réfléchir ...

    Je garde néanmoins le Clavinova parce qu’il m’arrive souvent de répéter au casque, et aussi parce que malheureusement j’en suis toujours à un tel niveau de médiocrité dans mon apprentissage que les problèmes de déchiffrement et/ou mémorisation, ainsi que de rapidité de jeu, restent plus importants que les subtilités du toucher et de sonorités. Bref, mes neurones m’empêchent de progresser comme je l’aurais fait à 15 ans, voire 25 ans ... mais c’est une autre histoire. Bref, le Clavinova suffit à mon niveau et il est bien pratique, même s’il me frustre quelquefois dans mon jeu.

    Mais chers parents, ne l’imposez pas trop longtemps à vos enfants, et surtout, si c’est bien le piano qu’ils veulent apprendre (ou que vous voulez leur faire apprendre ce qui est encore différent ...), évitez les leçons chez un prof qui se contenterait d’un numérique ... ou alors pas plus d’un an. Ce prof me semblerait un peu suspect ...

    Bonne continuation à ce blog !

    • Bonjour et merci pour votre commentaire long et argumenté. Je vais tâcher d’y répondre en conséquence...

      Je commencerai toutefois par défendre mon billet de 2007 (il date même d’un ou deux ans avant, en fait) : même si je l’avais à l’époque rédigé de façon volontairement lapidaire et peu développée, je le maintiens en tous points. Le problème central que je m’évertue à poser, n’est ni celui de la qualité de l’imitation (une imitation reste une imitation, quand bien même elle serait très sophistiquée), ni celui de la démocratisation (cet argument vole en éclat lorsqu’on constate, comme vous l’avez fait, qu’un clavier électronique revient en fait plus cher qu’un piano — à plus forte raison si l’on prend en compte la durée de vie). C’est celui de la médiatisation du son, qui n’est plus produit immédiatement par l’exécutant mais confié à un dispositif électronique — ce que j’appelle le son en boîte. (Auquel j’ai consacré un article à part entière ; il est d’ailleurs frappant de vous voir apparenter le clavier électronique aux chaînes Hifi, c’est exactement ce que je critique.)

      Un clavier synthétique est-il préférable à un piano en ruine ? En gros la condition rédhibitoire pour moi est que toutes les touches et les deux pédales fonctionnent (y compris le retour de touche), que la table d’harmonie ne soit pas fendue et les feutres pas trop usés. N’importe quel piano qui répond à ces critères (c’est quand même le cas de l’immense majorité des pianos) me semble préférable à un clavier électronique ; évidemment il ne sonnera pas de façon idéale, mais c’est justement à partir de là que l’élève peut apprendre à le maîtriser à — littéralement — jouer avec ses défauts et qualités.

      Vous avez raison de le souligner, la guitare électrique est devenue l’instrument d’un langage musical à part entière, qui n’a plus rien à voir avec la guitare à proprement parler. C’est un langage (le rock, et apparenté) digne de respect en tant que tel, encore qu’il y aurait beaucoup à dire sur les classes de « guitare électrique », qui n’enseignent (à ce que je peux voir) qu’une technique très appauvrie par rapport à la vraie technique de guitariste, un peu de la même façon que les classes de « chant variété », destinées à s’amuser dans un micro, n’ont rien à voir avec une véritable classe de chant où l’on apprend à placer sa voix (et accessoirement, à ne pas se faire mal). Surfer sur les modes en matière de musiques de consommation (les fameuses « musiques actuelles » qui font frétiller les directeurs de conservatoire branchés) pour proposer un enseignement moins exigeant, moins complet, moins épanouissant culturellement mais plus rentable, ne me semble pas très honnête. Mais sans doute est-ce là un combat d’arrière-garde, comme vous dites.

      Que le clavier électronique puisse permettre de travailler à la maison (ou tout au moins, de cultiver un souvenir plus ou moins lointain de l’apprentissage pratiqué une fois par semaine sur le « vrai » piano du ou de la prof), c’est certain. Cela peut aussi, vous avez tout à fait raison, suffire lorsqu’il s’agit simplement d’apprendre ses notes — cependant beaucoup de profs, et c’est mon cas très souvent, considèrent que l’apprentissage des notes ne peut se faire que s’il s’inscrit dans un geste musical, expressif, et qui inclut donc la recherche d’une certaine qualité de toucher. C’est vrai dans beaucoup de cas (Schumann, par exemple ; pour du Czerny je suis moins sûr)... De plus en tant qu’instrumentiste, comme je le souligne dans l’article, le fait de pouvoir de temps en temps jouer ou s’imaginer jouer en secret, sans que personne n’entende, est quelque chose de très agréable. (Personnellement, lorsqu’il m’arrive de me trouver devant un clavier de plastique je n’éprouve même pas le besoin de le brancher. Je préfère que tout se passe dans l’imagination, et le fait d’entendre le son restitué, quelle que soit sa qualité technique, ne pourrait être que décevant.) Toutefois, comme vous le faites observer (j’imagine que vous en avez fait l’expérience), il arrive nécessairement un moment où cela n’est plus suffisant.

      Votre conseil est donc à peu près celui que je donne aux parents de mes élèves : s’ils souhaitent que leurs enfants continuent au-delà de la deuxième année, un piano authentique même très peu cher (le mien s’est récemment vendu à 600 euros, et pourtant j’avais travaillé presque tout Rachmaninoff dessus) deviendra nécessaire — et ce d’autant plus en deuxième-troisième année, qui sont d’ordinaire un stade difficile à franchir, propice au découragement pour beaucoup d’élèves. Car n’oubliez pas qu’en tant qu’élève adulte et cultivé ayant eu l’occasion d’apprécier de vrais pianos et de faire la part des choses, vous êtes dans une situation bien différente de la plupart de nos élèves, qui ne peuvent que se contenter des conditions qu’on leur donne. Que lesdites conditions leur soient imposées par leur contexte familial, leur voisinage, leur arrière-plan culturel ou financier, en tout cas ils n’en sont que le jouet passif. C’est pourquoi, contrairement à d’autres collègues, je n’ai jamais refusé un ou une élève qui n’avait pas de piano à la maison, voire pas même de clavier électronique (eh oui, cela arrive) ; mais à moins d’être doté(e) d’une motivation à toute épreuve, ces élèves ne tardent guère à abandonner.

    • J’avais posé une question a ma prof de piano au Japon.

      Elle avait son piano (un demi), sur lequel j’etais content de jouer. Bien sur, ne soyons pas idiots.

      Mais elle avait autre chose a côté. Et quand elle a vu le Clavinova, elle (prof, comme vous, pas plus, pas moins) : Le meilleur instrument pour un appartement, c’est un Clavinova. Pour un vrai piano, quittez tokyo.

      Alors j’ai testé les cours Yamaha (nuls, mais intéressants). Sans grand intérêts musicaux, mais « intéressants ». Assez pour permettre de « jouer » des trucs que vous jugez « bas niveau ».

      Quels sont les niveaux et la volonté de ceux qui jouent du clavier ? 1) Les meilleurs compositeurs (personne ici) 2) Les meilleurs compositeurs/interpréteurs (personne ici) 3) Les meilleurs interpréteurs (personne ici) 4) Les meilleurs professeurs (personne ici) 5) Les Meilleurs élèves (personne ici) 6) Les « bons » élèves qui jouent pour le fun, et vont tenter de monter 7) Les bons élèves qui jouent et essayent de composer, de jouer 8) Ceux qui ne font qu’imiter et discuter des premiers niveaux (vous) 9) Celui qui veut essayer 10) Les bébés ou le chat qui tapotent. . . 19) Moi. Mauvais.

    • Comme je le reconnais volontiers, le fait de vivre dans une grande ville (ou plus exactement, dans un milieu où la musique autre qu’asservie n’est pas la bienvenue) pose un vrai problème au musicien. Mais plus encore à l’élève : je ne compte plus les dizaines d’élèves de tous âges qui, pendant la période où ils ont fréquenté ma classe, ont fait l’acquisition d’un piano et ont découvert un monde qui leur était auparavant inimaginable. À côté de ceux-là, mes élèves (une large minorité, disons) qui ont la mauvaise fortune de ne pas avoir de piano — c’est-à-dire, de ne pas vivre dans un milieu disposé à faire place à un apprentissage instrumental, avec le degré d’ouverture et d’abnégation que cela peut impliquer — sont souvent bien plus vite en proie au découragement... ou à l’incompréhension : comment apprendre à timbrer correctement un accord lorsqu’on n’a la possibilité de le faire qu’une fois par semaine ?

      Je ne crois pas avoir employé l’expression « bas niveau » (lorsque je l’emploie c’est par métaphore informatique, et de façon en général élogieuse). D’ailleurs, même jouer la Lettre à Élise correctement implique un degré de finesse et d’écoute largement inaccessible sur un clavier électronique (j’en parle en connaissance de cause, puisqu’un de mes jeunes élèves vient justement de récupérer un piano et sa manière de travailler ce morceau précis a changé du jour au lendemain).

      Pour (espérer d’)en finir avec une certaine ligne de provocation que vous multipliez dans vos interventions, je ne m’envisage pas comme un grand professeur et c’est précisément pour cette raison que je tiens à permettre à mes élèves de faire leurs propres découvertes. Peut-être qu’un plus grand professeur serait à même de leur faire découvrir toutes les richesses du piano sans même disposer d’un bon instrument (après tout, j’ai connu une prof qui donnait parfois des cours sur une table).

  • « En d’autres termes, non seulement quelqu’un décide à votre place, mais la décision est déterminée à l’avance : en plaçant le volume à mi-course, je décide que quoi qu’il arrive, la musique que je joue ne dépassera pas telle intensité. »

    Sur un piano à cordes, on ne peut prendre quasiment aucune décision, à moins d’actionner la sourdine... la musique ne dépasse pas non plus telle intensité... je vois donc que sur ce point le piano numérique est supérieur au piano acoustique car on peut choisir le volume sonore, sacrée avancée...

    et en quoi un piano acoustique a une part d’imprévisibilité ? tout est prévu d’avance dans un piano acoustique... à l’intérieur c’est de la mécanique, rien de plus

    vous dites qu’un instrumentiste et également producteur de son, alors que c’est le piano qui est producteur de son, qu’on soit grand ou petit, la même sonorité sortira du piano, les seules choses les différenciant seront l’emploi de la pédale, les nuances et la distance entre les notes.

    • Si vous avez besoin d’un potentiomètre (ou d’une pédale) à actionner pour différencier vos nuances, je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que jouer du piano signifie.

      « You keep using that word. I do not think it means what you think it means. »

  • Ce n’est pas ce que je voulais dire... Je voulais dire que la musique ne dépassera pas non plus telle intensité sur un piano acoustique

  • on ne peut prendre quasiment aucune décision sur le volume maximal

    • Vous parlez de « volume », je parle de nuances. Le pianiste prend TOUTES les décisions, et il n’y a pas deux pianistes qui produiront le même son (comme je l’explique dans l’article ci-dessus, de nombreux facteurs entrent en jeu : la force, le poids, la vitesse d’attaque sur la touche,...). Non seulement parce qu’ils ont des goûts et des choix différents, mais également une technique et une musculature différente. Même la décision de « jouer moins fort » est beaucoup plus complexe que l’on pourrait croire (certains pianistes, c’est mon cas, choisiront de continuer à faire entendre un peu plus fort les notes aigues, de tenir moins longtemps les notes graves, etc.).

      Il n’y a _pas_ de limite « hardcodée » dans le mécanisme du piano comme on en trouve dans un clavier électronique : il est toujours possible de jouer encore plus doucement, ou encore plus fort (parfois à la limite d’un son dur et agressant, mais cela peut être un choix artistique après tout).

      Quant aux décisions que l’on peut prendre pour changer l’émission du son (mettre la una corda, entièrement ou partiellement, ouvrir le piano avec la petite ou la grande baguette, fermer entièrement le couvercle,...), elles n’affectent pas que l’intensité (il est entièrement possible de jouer fortissimo même avec la sourdine, c’est d’ailleurs un effet utilisé notamment chez Ligeti) mais modifient la sonorité même de l’instrument. On est _très_ loin du fonctionnement d’un clavier électronique, où le réglage du volume se borne à changer aveuglément l’intensité du son en dépit de toute musicalité.

      Votre commentaire m’évoque cette voisine (que j’évoque dans l’article) qui était venu me demander de « baisser le volume » de mon piano : c’est témoigner d’une totale méconnaissance de ce qu’est réellement un piano, et de ce qu’implique une pratique pianistique digne de ce nom. Le piano _est_ un instrument qui prend de la place et qui fait « du bruit » ; c’est son essence même, sa raison d’être. Si vous voulez qu’il ne prenne « pas trop » de place et qu’il ne fasse « pas trop » de bruit, si vous considérez que le fait de pouvoir limiter arbitrairement sa capacité de « nuisance » est (je vous cite) une « sacrée avancée »... alors c’est tout simplement que vous ne voulez PAS un piano.

      C’est votre droit le plus strict et je n’y trouve rien à redire ; par contre si d’aventure vos enfants souhaitaient un jour apprendre à jouer du piano, il sera du devoir de leur professeur de vous prévenir que votre choix (quelles qu’en soient les raisons) entre en collision directe avec la poursuite de leur apprentissage.

  • Sur un piano numérique la pédale una corda modifie également la sonorité, et j’ai été surpris de voir que le pianiste Cyprien Katsaris adorait le piano numérique Yamaha Avant Grand n3... comme quoi ce n’est pas si pourrit que ça le numérique...

  • Et il n’est pas toujours possible de jouer encore plus doucement ou encore plus fort... les oreilles ont des limites, et l’instrument aussi...

  • Mais prouvez-le qu’il est sous contrat professionnel avec Yamaha... C’est pas parce qu’il est sur leur site qu’il est forcément sous contrat professionnel...

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