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Du Blé dont on fait les notes

vendredi 26 octobre 2007, par Valentin.

Quelques mots sur un sujet prêtant à polémique... La discussion est ouverte.

Die grösste Kunst ist Geld zu machen,
aufs Geld kommt endlich alles an.
Wer dieses Handwerk nicht verstehet,
und mit der Weisheit betteln gehet,
der ist wahrhaftig schlimm daran.

Traduction (libre) :

Le plus grand Art, c’est de se faire de l’argent,
Au bout du compte, tout se résume à l’argent.
Celui qui n’a pas compris cet artisanat,
Et qui erre en quête de sagesse,
Celui-là, c’est vraiment le roi des cons.

De temps à autres, la question revient. Elle est particulièrement utile pour ranimer une conversation qui s’enlise, un repas de famille moribond, une soirée entre amis qui manque de flamme. C’est une question éminemment polémique (ce que l’on appelle un Troll) qui permet, pour peu que vous adoptiez un point de vue légèrement différent de celui de votre interlocuteur, conduire à de véritables fâcheries — j’en sais quelque chose1.

Bon.

Certes.

Mais quelle question, au fait ?

Et c’est là toute la magie de la chose : n’importe quelle question. Il vous suffit d’y placer soigneusement l’un des termes suivants : Génie, Art, Sublime, Noble. Faites bien attention à prononcer la majuscule quand vous posez votre question, vous verrez qu’avec un peu d’entraînement on y arrive très bien.

(Si vous m’avez à votre table, il vous suffira de dire « Bach », ça marche aussi bien.)

 Art, Artisanat : même combat

Le petit texte que je citais en introduction2 n’a jamais été signé ; on sait qu’il date du XVIIIe siècle et qu’il a été mis en musique par le compositeur Telemann, auquel certains attribuent même la paternité du texte — et je ne suis pas loin de les suivre.

Qu’il soit ou non de Telemann lui-même, on peut présumer que ce dernier était bien d’accord avec l’idée générale. Les compositeurs ont rarement eu la vie facile, à quelques exceptions près. Sous l’Ancien Régime et bien au-delà, en l’absence de structures d’Etat (commandes, subventions, résidences etc) telles que nous en connaissons aujourd’hui — et il y en a de moins en moins — il leur fallait trouver des mécènes, soit dans l’aristocratie, soit plus tard parmi la riche bourgeoisie, et aujourd’hui les entreprises.

Quel intérêt, me demanderez-vous au passage, pour quelqu’un qui a des sous, d’entretenir un compositeur ? Les raisons sont variables. Cela peut être (on me l’a dit en tout cas) par philanthropie, pour se faire un peu de pub ou atténuer l’image de rapiat que l’on peut avoir auprès de ses employés ou de ses concurrents, cela peut également être pour bénéficier de réductions fiscales (le compositeur remplit en cela sensiblement la même fonction qu’un cheval).

Lequel compositeur doit alors se plier aux fantaisies et caprices du mécène en question : ainsi les célèbres variations dites Goldberg de Bach ont-elles été écrites pour... servir de berceuse à un comte !

Fin de la parenthèse.

Ce texte, disais-je, étant écrit en allemand, fait intervenir deux mots sur lesquels on peut s’arrêter un instant.

Kunst : l’Art.

Handwerk : l’Artisanat.

Cette distinction est plus flagrante en allemand qu’en français, je crois d’ailleurs que le premier terme a un sens très légèrement plus « noble », plus spirituel qu’en français. Quant au second, il se traduit, littéralement, par « Ouvrage Manuel ».

Ayant posé cette dichotomie, je me rends comme à mon habitude sur Google pour poster tout un tas de lien, et... très curieusement, je ne l’y retrouve pas. Toutes les réponses accolent l’Art et l’Artisanat. Ce qui était justement le but de ma démonstration. Mais... regardez un peu les résultats.

Art et Artisanat africain.

Art et Artisanat primitif.

Que diable ?

Nous semblons être la seule culture à éprouver le besoin de faire cette différence.

(Ya bon néocolonialisme, au passage : dans les résultats Google sus-mentionnés, l’apposition de « Art et Artisanat » est en fait une manière de nous vendre d’adorables-colifichets-teeeellement-exotiques faits par d’authentiques-peuplades-primitives-c’est-fou ; vous l’aurez remarqué.)

Différence bidon, soit dit entre nous.

 Tarte à la crème : le cinéma

Mais revenons à ma question de repas de famille ; voici un exemple type :

Le cinéma est-il un art ?

(J’aurais pu vous faire toute la scène, la tatie Lisette qui parle de cette exposition qu’elle a été voir, tellement bien, là, de ce peintre dont elle a le nom sur le bout de la langue ; le cousin Georges qui en profite, de façon un peu impolie, pour mentionner le film qu’il vient d’aller voir, l’oncle Charles qui le rembarre sur l’air de « ah oui mais ça, c’est différent : c’est pas de l’art ! » et le gros Léon, presque machinalement, de rétorquer « mais toi, t’y connais quoi à l’art de toute façon ? hein ? » — on s’en passera, si vous me le permettez.)

C’est une véritable tarte à la crème, un cliché.

Le cinéma est-il un art ?

Non. Hors de question.

  • D’abord c’est un genre mineur, tout le monde le sait. (ah bon ? en quoi ? en quantité ?)
  • Ensuite c’est un produit de consommation, formaté et purement commercial.
  • Enfin, c’est un modèle de production qui implique des centaines de personnes, on ne peut donc y trouver l’identité d’un et d’un seul créateur.

 Le créateur en tant qu’individu

Je vais commencer par ce dernier élément, qui me touche de loin le plus, farouche individualiste que je suis.

C’est vrai. Un film, une série, met en oeuvre tout un tas de personnes, soumises à tout un tas de contraintes. Tout le contraire de l’artiste qui, seul dans son trou ou dans sa tour (ça revient au même), crée.

Cependant, cette conception « noble » de l’Artiste, du Créateur (n’oubliez pas de prononcer la majuscule), me paraît très partielle et très partiale.

Depuis quand signe-t-on des oeuvres musicales, par exemple ? Aallez, mettons 800 ans pour vous faire plaisir. Et encore, c’était très marginal à l’époque. C’est véritablement avec l’apparition, progressive, des idées humanistes, qu’apparaît le concept de compositeur, il y a entre 500 et 600 ans.

C’est peu, c’est très peu. Et c’est de plus entièrement limité à l’Occident. La musique, dans les autres cultures (cf plus haut), n’a pas cette valeur personnelle, individuelle. Elle s’y confond avec la vie sociale, spirituelle, religieuse, collective. Le plus souvent, elle n’est d’ailleurs pas notée.

De plus, nombre de compositeurs ont eu des collaborateurs, des élèves, des disciples ; c’est plus visible encore chez les Peintres de la Renaissance, dont les tableaux étaient le fruit du travail de plusieurs personnes3.

Il faut donc relativiser d’urgence notre vision de la création.

De même, pour la prétendue intégrité de l’Œuvre — autre mythe.

Le Créateur, n’est-ce-pas, a longuement mûri son Œuvre, il l’a méthodiquement pensée, pesée. Nous lui devons donc un respect Colossal.

Ne pas changer une virgule.

Ne pas changer une nuance.

Certes ; l’argument est valable, si l’on cherche à servir de Référence ; ainsi l’éditeur, comme je l’ai déjà écrit quelque part, porte-t-il une lourde responsabilité.

Mais l’interprète ?

Hého...

In-ter-prète.

Du verbe interpréter.

L’interprète, il s’en fiche. Il a son idée, sa vision. C’est pour cela que je ne prends jamais la tête de mes élèves sur des questions de doigtés (lesquels sont de toute façon, généralement apocryphes). L’essentiel pour moi est justement cette vision. Avoir une idée, donner du sens à une pièce, ça n’a pas de prix. Si ça passe par une nuance qu’on ne fait pas, tant pis — si on peut la faire quand même, c’est aussi bien. Le tout est de ne pas faire de contresens, ou bien si l’on en fait un, de le faire de façon délibérée et artistiquement intéressante (c’était mon jeu préféré quand j’étais élève, ça m’a attiré quelques ennuis d’ailleurs).

Yvonne Loriod, la femme du compositeur Olivier Messiaen, est un jour venue au conservatoire de St-Maur pour y entendre je ne sais plus quelle pièce écrite par son (défunt) mari.

Ce qu’elle ne savait pas, c’est que ladite pièce (qui était, je crois, écrite pour des cordes) était jouée par... l’ensemble de saxophones du conservatoire.

D’après le récit que m’en a fait Jean-Pierre Ballon, le directeur, elle en a été passablement choquée. Il ne le comprenait pas, ne l’approuvait pas, et n’a pas dissuadé ses profs de saxos de monter des transcriptions pour autant.

Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, du vivant de Mozart, il n’était pas rare qu’une cantatrice devant chanter un de ses opéras... aille voir un autre compositeur quelques jours avant, pour qu’il lui écrive d’autres airs qu’elle puisse chanter en lieu et place de ceux qu’avait écrit Mozart ; c’étaient des airs complètement différents, sur des textes qui n’avaient rien à voir, et ça ne choquait personne ! De la même manière, Mozart a lui aussi écrit de magnifiques airs pour des opéras qui n’étaient pas de lui. La Propriété Intellectuelle, il faut le dire, n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui.

 Art et commerce

Il me semble que la différence majeure dans les valeurs qu’on attribue à ces deux mots d’Art et d’Artisanat (valeurs affectives, valeurs imaginaires, toutes plus ou moins inconscientes) réside dans la notion de commerce.

Le cinéma, je l’ai dit, est commercial.

C’est absolument vrai.

Et quand on sait combien coûte la production d’un film, on comprend un tout petit peu que les gars essayent de récupérer leur argent derrière (je dit récupérer, et non quintupler ; les places de cinéma à 10 euros, il faut pas abuser non plus).

Mais la musique ?

Pensez-vous sincérement que Vivaldi, pour ne citer que lui, se serait enquiquiné à écrire 600 concertos si ce n’était pour gagner sa croûte ? Non.

Pensez-vous que Kurt Weill, en pleine misère, aurait écrit en trois semaines un opéra/comédie-musicale qui allait rencontrer un succés planétaire ? Non.

Pensez-vous que Stravinsky aurait fait trois mille cinq cent cinquante transcriptions (c’est une estimation) de ses trois ballets si ce n’était pour se faire du blé ? Non.

Pensez-vous que Bartok aurait écrit des milliers et des milliers d’oeuvres pour survivre aux Etats-unis ?

Ah zut. Il n’a pas écrit des milliers d’oeuvres.

C’est vrai.

Il a refusé, le bougre.

Et il est mort. Faute d’argent.

Ne commettons pas l’erreur de croire que la musique est autre chose qu’un artisanat. Un très bon artisan fera du très bon artisanat, un mauvais fera de la crotte. C’est pareil pour les compositeurs. Le fait qu’on se souvienne aujourd’hui des 10% de compositeurs qui en valaient un peu la peine (à part Gounod, mais c’est un autre problème), ne doit pas faire oublier les mauvais (ou les bons qui n’avaient pas le sens des affaires, et qui sont restés inonnus ; ça arrive aussi).

La seule question qu’il convient de se poser n’est donc pas : est-ce de l’art.

C’est :

Est-ce que c’est bon, ou est-ce que c’est pas bon ?

Et d’y répondre, en son âme et conscience.

Sauf si vous êtes en plein repas de famille, et que c’est votre maman qui la pose — mais c’est un autre problème.

Valentin


[1Ladite fâcherie est d’ailleurs aussi réelle que son motif est bidon ; quiconque entreprend de se fâcher de cette manière là a en général d’autres raisons moins avouables.

[2La traduction est de moi mais elle rend clairement l’esprit ; pour les germanophones, appréciez la versification en tétramètres iambiques — oui, je crâne.

[3De même, j’ai toujours beaucoup de mal à ne pas hurler de rire quand l’un ou l’autre de mes élèves me cite en exemple de compositeur, les prétendus « auteurs » de musiques de films tels Williams ou Elfman. L’un comme l’autre sont à la tête de leur propre PME, et leur boulot est fait par une bonne dizaine d’assistants, voire plus ; en ce qui concerne le second, rockeur d’origine, la rumeur prétend qu’il ne sait même pas ce qu’est une clé de Sol... Ce qui n’empêche pas que j’aime beaucoup nombre de leurs musiques, et que j’ai beaucoup de respect pour eux en tant qu’entrepreneurs.

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        • Un de ces jours, il faudra que j’édicte une règle pour interdire les messages en franglais.
    • Et un de ces jours aussi, il faudra intégrer qu’on écrit « a priori » et non "à priori’.

    • Effectivement ; j’ai bêtement reproduit la formulation employée dans l’interface de SPIP...

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