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Ce que composer veut dire

dimanche 20 mai 2012, par Valentin.

De la meilleure façon d’expliquer que l’on écrit de la musique. Et de ce qui s’ensuit.

Comment nommer un compositeur ?

Cette question me taraude depuis mon plus jeune âge.

 Un problème de terminologie

J’ai commencé à écrire de la musique dès que j’ai su en lire1, et je n’ai pas cessé depuis lors. J’ai écrit plus d’un millier de pages (ce qui est relativement peu), et pourtant...

Pourtant, je n’ai jamais employé le verbe composer.

Par superstition ? Peut-être. Par mauvaise volonté ? Certainement. Mais plus probablement à cause d’un bête problème d’audition ou de prononciation : à chaque fois que j’entends ce terme dans la bouche de quelqu’un, je n’entends pas, par exemple : « Pierre compose ».

J’entends : « Pierre... compôse. »

Notez l’infime pause de connivence, puis la diction un tantinet emphatique. C’est une problématique que j’avais déjà soulevée ici-même autour d’une autre question de terminologie (le mot professionnel) : le public, en général, ne peut prononcer le mot composer ou compositeur de façon neutre. Il faut, apparemment, qu’il y ait toujours une marque de distinction, de déférence, de moquerie, de distance, de pomposité, de sacralisation, de prétention — ou bien un peu de tout cela à la fois.

 Légitimité, j’écris ton nom

L’histoire pourrait s’arrêter là. Sauf que.

Écoutez un compositeur, j’entends par là un Vrai Compositeur Contemporain Digne De Ce Nom (VCCDDCN) vous dire « je compose ». Vous entendrez la même inflexion.

Qu’est-ce-à-dire ? Que ledit compôsiteur lui-même a chopé la grosse tête ? Très probablement (certains, m’a-t-on dit, sont humbles, mais pas tous). Mais même dans l’hypothèse où sa diction serait en fait totalement neutre, la vérité est que :

En tant que tel, à l’heure actuelle et dans notre société, le terme de compositeur n’est plus utilisable.

Pour quelqu’un de vivant, s’entend — que Mozart ou Bach soient de grands compositeurs, tout le monde l’admet2. Mais qu’un freluquet de moins de quatre-vingts ans mette trois notes sur une feuille de papier réglé, et la réaction la plus prévisible sera : « Mais comment ose-t-il ? »

Le temps est effectivement un processus de légitimation incontestable, qui n’a rien de malsain en soi. Des dizaines de milliers de gens écrivent des centaines de milliers de partitions, et un jour où l’autre, l’Histoire passe par là et fait un tri ; ceux qui restent, ceux qui sombrent, ceux que l’on redécouvrira fortuitement, ceux dont on s’entichera l’espace d’une décennie...

Cependant je crains que cette vision ne soit le symptôme d’une dérive plus inquiétante. Signe des temps modernes et de l’hyper-prolétarisation de la société ? Je n’en sais rien et vous non plus : cette sainte terreur face au prédicat composer était peut-être déjà là il y a deux siècles, après tout. En revanche, je sais pour le constater chaque jour, que la population, y compris dans sa frange la plus « cultivée », a aujourd’hui perdu presque tout contact avec la musique écrite. Écrire des partitions comme je le fais, c’est has-been, tout le monde ne jure plus que par les enregistrements, les vidéos, les « maquettes », les MIDI files et ainsi de suite.

En d’autres termes : écrire des notes, c’est bon pour des mecs en perruque qui sont morts ya deux-cent-cinquante ans. Fermez le ban.

 Faux-semblants et vraies arnaques

Et c’est là que se trouve, à mon sens, un danger réel : tout comme la dichotomie arbitraire amateur vs professionnel, la sacralisation du terme de compositeur n’est pas sans conséquences sur les réalités économiques et politiques du milieu de la culture.

En effet, la dénomination de compositeur n’est ni réglementée, ni même nécessairement associée à une profession. En d’autres termes, à peu près n’importe qui peut se dire compositeur... pour ensuite tirer profit de l’effet de terreur sacrée qui en résulte.

Certains usages, d’ailleurs, entretiennent délibérément la confusion. Tout chanteur qui a vaguement deux-trois notes en tête, tout dessinateur de bande dessinée qui joue quelques accords de ukulele, seront ainsi enregistrés en tant que compositeurs auprès des sociétés de gestion de droits (soi-disant) « d’auteur ». (Je vous l’ai déjà dit : j’adooore les sociétés de gestion de droits d’auteur.) Et de fait, le lobby du (soi-disant) « droit d’auteur » est le premier à brandir un vocabulaire sacralisant pour faire accepter au commun des mortels de renoncer à quelques libertés civiques.

Continuons.

 Au kilomètre

Et pourtant, le terme de composition n’a pas totalement disparu du champ musical : il s’est simplement déplacé. Allez voir n’importe quel groupe de rock (dans un garage ou dans un stade de foot rempli de groupies, le niveau culturel est quasiment le même) ; l’on vous expliquera que le monde de la musique-de-consommation (en novlangue culturelle on appelle cela « les musiques actuelles »), se divise en deux catégories : les reprises et les compositions. Oui, aligner quatre accords usés jusqu’à la corde, et une vague ligne mélodique sur d’insipides déclarations d’amour en anglais, cela s’appelle « composer ».

Ce qui me confronte à ma propre terreur sacrée : ne risque-t-on pas de galvauder et salir ce mot ? Excréer (je ne parle même pas d’écrire) une demi-heure de musique en vingt-cinq secondes ou passer six mois à rédiger une partition de douze minutes, ne me semble pas procéder exactement de la même profession...

Ne serait-ce pas, cependant, surestimer le travail des « vrais » compositeurs légitimes ? L’investissement intellectuel nécessaire pour la conception d’une telle chanson n’est probablement guère inférieur à celui que consacraient les compositeurs du temps passé pour écrire des arie antiche au kilomètre, de la musique à danser ou d’insupportables chorals religieux. Ou, même, la dernière soupe contemporaine de je ne sais quel VCCDDCN à la mode, et manifestement calibrée pour plaire à je ne sais quel bailleur de fonds (j‘y reviens).

Il faut donc qu’existe une délimitation, et pour moi cette barrière symbolique se situe au niveau de l’écrit, et du degré (minimal) de conceptualisation qu’il impose. Je me refuse catégoriquement à nommer « composition » l’activité qui consiste à aligner plus ou moins instinctivement des phénomènes sonores, tels que le font les musiciens de variété, de musique électronique ou techno.

Quid, alors, de ces VCCDDCN que l’on dit électro-acousticiens ? Pour être franc, cette dernière catégorie regroupe un peu tout et n’importe quoi. Pour rester sur la problèmatique de la conceptualisation formelle des langages musicaux, je dois mentionner que l’utilisation de logiciels graphiques (l’indétrônable Max/MSP ou son sous-estimé petit frère libre Pure Data, ou je ne sais quel autre OpenMusic) donne d’ailleurs un nouveau sens au terme de « composition ». Le monde des logiciels Libres apporte également une réponse fort intéressante, avec l’avènement des musiques électroniques générées sous forme de code source (SuperCollider, Csound). Il y a là, indéniablement, une forme de « composition », même si celle-ci soulève d’autres problèmes (en particulier l’incontournable médiation technique, sur laquelle je reviendrai dans un prochain article).

 L’impossible réhabilitation

Il semble donc établi que le mot composer tend à être perçu (et partant, défini) moins d’un point de vue factuel que d’un point de vue moral. Et pour moi le premier, qui ne suis pas en reste quand il s’agit de critiquer le manque supposé d’intégrité intellectuelle d’un auteur, ou de mettre en doute sa sincérité artistique.

Et pourtant, quoi de plus naturel (et, pour rester dans un domaine moral, quoi de plus beau) que l’action de composer ? Composer, au sens strict, c’est tout simplement prendre des éléments déjà existants et les disposer ensemble, de façon harmonieuse : ainsi parle-t-on de « composer un bouquet de fleurs ».

Ce dénoté présente un avantage énorme et essentiel : il indique tout de go que la composition n’est pas une invention ex nihilo. Un compositeur n’est ni un magicien ni un démiurge, il ne suscite pas une apparition surnaturelle et cosmogonique, il se contente tout simplement de ramasser des trucs qui traînent autour de lui, et de les mettre dans un certain ordre. S’il est un compositeur classique, il prendra des notes et des accords, des gammes et des cadences ; s’il est un compositeur peu imaginatif (ou un musicien de techno) il prendra carrément des bouts de mélodie et des fragments de morceaux ; et même s’il est un Vrai Compositeur Contemporain Digne De Ce Nom, qui en tant que tel se targue d’inventer son propre langage, il chopera nécessairement des idées de déconstruction formelle, de réflexion sur l’objet sonore, de remise en question de la fonction même de l’art, qui traînent un peu partout depuis un siècle à l’aise (et dans la création subventionnée depuis un demi-siècle). En d’autres termes, et quoi que prétende l’hystérie du « droit d’auteur » : tout le monde pompe, depuis toujours, et c’est très bien comme ça.

Cette réutilisation n’est pas toujours consciente ni délibérée. Ni même systématiquement souhaitable, sans quoi la musique ne serait qu’une éternelle réécriture : je veux croire qu’aucune composition n’est jamais exactement égale à la somme des parties qui la composent, et qu’il s’y trouve, peut-être de façon indicible, une empreinte de la personnalité et de l’originalité du compositeur — empreinte peut-être elle-même tout aussi inconsciente et involontaire, je m’empresse de le dire.

Et pourtant, nous nous trouvons dans un système où tout invite un compositeur à arborer son originalité, à endosser les habits d’un créateur-démiurge avant qui rien n’existait, et ce faisant à s’évertuer à cacher la nature même de sa démarche, derrière un culte du secret parfois quasi mystique où « l’inspiration » tient lieu de transcendance impénétrable. Il y a certainement là un parallèle à effectuer avec l’informatique : là où les logiciels privateurs fonctionnent d’une façon mystérieuse et presque magique, y compris à votre détriment, un logiciel Libre vous expose son code. Vous pourrez savoir non seulement ce qu’il fait, mais également qui a écrit quoi, quand, et pour quelles raisons ; vous verrez la liste complète de ses défauts (bugs) et de ses qualités, et vous pourrez même vous essayer à en réécrire certaines parts.

Est-ce à dire que le logiciel Libre est moins « noble » que le logiciel non-Libre ? Personne ne le suggèrerait sérieusement, et il est au contraire communément admis aujourd’hui que cette démarche est parfaitement saine et légitime. Mais ce point de vue ne s’étend pas (encore) aux démarches artistiques, nimbées qu’elles sont de leur sacralité symbolique et de leur distinction sociale, pour le meilleur et pour le pire. Si employer le mot « composer » doit revenir à nourrir ce prestige délétère, alors je préfère le fuir.

 En quête de sincérité

Ce qui est ici en question, c’est également la figure du compositeur en tant que produit. À de nombreux jalons dans ma carrière, je me suis entendu dire : « il faut savoir se vendre ». Qu’est-ce-à dire ? Un artiste dépend toujours de facteurs commerciaux, c’est entendu, comme peu ou prou tout un chacun. Mais on est ici un degré au-delà de l’artisan qui, par exemple, devrait vendre ses tabourets pour survivre : il faut savoir se vendre. En d’autres termes, le premier et en définitive le seul produit qu’un artiste puisse vendre... c’est lui-même. L’artiste moderne, battant, compétitif, n’est plus un simple citoyen, une expression, une œuvre : il est une marque.

Je n’y échappe pas moi-même : en me dénommant « auteur Libre » (comme si j’avais inventé l’eau tiède) ou en formalisant mes recherches formelles sous la marque « Oumupo », je n’ai strictement rien créé sinon une dénomination (un branding, comme on dit dans le grand monde). De même, si mon premier opéra a rencontré un certain succès, c’est moins en raison de la partition elle-même (que personne n’a lu et dont tout le monde se contrefout3) que parce que j’étais à merveille dans la case du « jeune compositeur plein d’idées » qui réalise un « opéra-bande dessinée ».

Devons-nous vraiment en passer par là ? J’en viens à le croire (même si je le fuis soigneusement, au détriment de toute perspective professionnelle). Je doute, toutefois, qu’il faille s’accomoder de l’aliénation qui va avec, et du rôle de poseur qui s’impose de façon naturelle et évidente à l’aspirant VCCDDCN.

La sincérité n’est pas un attribut génétique. C’est l’enjeu d’un combat, d’une reconquête constante et ingrate. Ce qui devrait être l’acte le plus naturel4, est en fait un engagement humain et éthique, public et politique.

C’est pourquoi je continuerai à me présenter comme un simple citoyen, une « personne qui écrit de la musique », plutôt que comme un compositeur.

Seuls les cons posent.

Valentin Villenave.


[1Soit en 1993, probablement — j’avais commencé le piano assez tardivement.

[2Sauf moi, dans le cas de Bach. [Ce moment de provoc’ gratuite vous est gracieusement offert par [Le Site].].

[3Je le dis sans amertume aucune — comment ça, vous n’y croyez pas ?

[4Mes élèves de six ans écrivent de la musique couramment, de même qu’ils font des dessins dès qu’on leur offre des crayons.

Messages

  • Merci !! Bien que je ne sois pas certain de ce que vous entendez par VCCDDCN, je vous rejoins sur de nombreux points. Notamment, il faut faire descendre (tuer ? ...) le « compôsiteur » de ce piédestal au somme duquel il croit recevoir le chant mélodieux des Muses qui l’ont élu blablabla ... ! Le compositeur n’est finalement que celui qui écrit de la musique.

    J’avoue ne jamais avoir fait le lien entre cette approche et le logiciel libre. Mais elle me semble assez pertinente dans la mesure où dans les deux cas, il y a une forme de mépris de la technique ; terme dont je ne chercherai pas à expliciter les détails (trop vaste). Disons qu’il flotte dans l’atmosphère de nos esprits une sorte de condescendance vis-à-vis de ce que peut être l’activité concrète, le cambouis si j’ose dire : un compositeur ne peut pas tirer sa valeur de la technicité de ses oeuvres, cela est trop bas, il la tire de son « ingéniosité abstraite », de sa relation privilégiée avec les « Muses éternelles », etc ...

    Bien que la situation ne soit pas tout à fait similaire, la valeur d’un logiciel non-libre vient d’un rapport maître-esclave : je l’achète, il doit faire ce que je lui ordonne, peu importe comment, ce n’est pas problème ; il ne marche pas, j’en achète un autre, etc ... Le logiciel libre a l’avantage d’ouvrir l’accès à la technique du logiciel. Et même si en pratique il nous est difficile d’entrer dans un code « from scratch », cela reste néanmoins possible une fois qu’on se donne les moyens.

    Je vois que j’ai déjà bien trop écrit, il ne faudrait pas que je publie sur votre blog mon propre billet :)

    Bonne continuation

    Voir en ligne : http://alh8h.blogspot.fr/

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