Accueil du [Site] > Articles > Découvertes > Culture geek > Bandes-son > ... Et bouche cousue.

... Et bouche cousue.

mardi 13 avril 2010, par Valentin.

« Le motus n’est pas pour les ignorants car ils n’en comprennent pas la subtilité et ne se délectent pas à l’entendre. Il doit être interprété pour les gens éduqués et ceux qui examinent les subtilités des arts. »
Jean de Grouchy, 1255-1320.

Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, c’est mon habitude de me lever le matin vers onze heures.

Non pas que j’y tienne particulièrement, hein. Parce que bon, longtemps je me suis couché de bonne heure, mais ces temps-ci, il est rare que je j’aille au lit sans entendre les premiers chants d’oiseaux saluant l’aube.

(Vous me direz, de nos jours les oiseaux chantent n’importe quand n’importe comment, sans rime ni raison. Mais quand même.)

Au fait, peut-être serait-ce un moment approprié pour préciser que s’il est une chose par laquelle mon logis brille (et c’est bien la seule), c’est son absence totale d’isolation phonique.

Peut-être est-ce là la raison pour laquelle, chaque matin, je suis invariablement réveillé par un chant d’oiseau bien particulier.

À la fois inlassable et imprévisible, il se termine toujours de la même façon.

Comme chaque matin, la voisine du dessus regarde Motus.

 Le retour de Maximus

Quand j’étais petit, j’avais un jeu éducatif électronique qui s’appelait Maximus (c’était il y a bien longtemps, de ces époques obscures dont on ne trouve aucune trace sur le Web). Se présentant comme un boîtier rouge en forme de petit personnage où l’on pouvait insérer des cartes de différentes couleurs, par-dessus une surface en plastique tactile, il indiquait par des sons de différentes hauteurs si l’on avait appuyé ou non sur la bonne réponse.

Telle est l’impression étrange que ne manque jamais de m’inspirer le jeu télévisé Motus tel que je le fréquente, c’est-à-dire quotidiennement mais uniquement par l’entremise de ses effets sonores. Notoirement regardé par les personnes âgées, il réactive pourtant un système de jeu que j’associe, par mon passé, au monde de l’enfance.

Une autre hypothèse consisterait à se demander si les jeux éducatifs pour enfants, dont l’émergence est nettement postérieure à celle des jeux télévisés pour adultes-et-toute-la-famille, n’ont pas eux-même été influencés par les bruitage de ces derniers. Mais dans ce cas précis, cela ne tient pas ; j’y reviens.

D’ailleurs, l’apparition du jeu Motus en 1990, il y a tout juste vingt ans, coïncide avec l’époque où mes parents m’avaient acheté ce jeu — ce qui rendrait presque plausible l’hypothèse que les concepteurs sonores de la télévision soient allés piquer des effets sonores d’un jouet éducatif. Une autre coïncidence, non moins parlante, étant bien entendu à chercher dans la séquence M * us de l’intitulé de ces deux jeux.

Ces jeux sont d’ailleurs de même nature : ils se rangent tous deux dans ce que Roger Caillois qualifie de paidia, le jeu intellectuel qui implique un « besoin de se plier à des conventions arbitraires, impératives et à dessein gênantes », par opposition à « l’exubérance espiègle et primesautière » du ludus, qui est le domaine réservé d’autres divertissements télévisés.

D’ailleurs, et puisque j’en suis à dégainer mon petit Caillois de service (Les Jeux et les hommes, le masque et le vertige, 1958), notons avec quelle habileté les créateurs du jeu Motus font appel à tous les registres du jeu selon Caillois : si le moteur de base est incontestablement l’alea (je lance un mot au hasard et j’attends de voir s’il est juste), renforcé par les tirages de nombres aléatoires, ils sont parvenus également à introduire une bonne dose d’agôn, le jeu mettant en scène la confrontation entre deux équipes, d’ilinx (le compte à rebours de la « super partie »)... et bien sûr la mimicry inhérente à tout divertissement télévisé, avec son décorum, son rituel, la semi-connivence avec l’animateur dont je reparlerai, etc.

 Dispositif

Si je vous parle de façon aussi détaillée de Motus, c’est que ce matin j’ai enfin pris la ferme décision de me tirer du lit, d’aller brancher ma télévision et de regarder de plus près cet étrange oiseau qui rythme ma vie et celle de ma femme.

Voici un exemple (y compris les publicités et le générique qui donnent une large part de sa saveur à la chose) :

Un sociologue serait probablement enchanté de démonter le dispositif du jeu ; on est presque dans du cas d’école. Quelques remarques succinctes :

L’ensemble se présente comme un divertissement apte à s’adresser au télespectateur de base. On est dans la logique du « concernant » télévisuel : les candidats sont habillés en monsieur-tout-le-monde, désignés par leurs prénoms (en général dans la tranche d’âge 35-55 ans, soit probablement un tantinet plus jeune que l’âge moyen du public de l’émission), de type caucasien, et l’on en apprend juste assez sur leur vie (profession, provenance) pour pouvoir s’identifier.

L’animateur (Thierry Beccaro) se présente comme le brave type par excellence, manifestant des signes discrets d’humour et d’empathie vis-à-vis des candidats ; il est complété par une voix off et un intervenant récurrent, qui ont tous deux leur personnage propre.

Le générique, pour autant que je puisse en juger, est tout simplement un sommet de la ringardise télévisuelle française. J’entends par là qu’il constitue un effort ostensible (et à mon sens inopérant) de donner au jeu un attrait que, par définition, il ne peut avoir :

  • alors que tout dans ce jeu (les mots écrits à l’écran, la grille de chiffres) est en deux dimensions, le générique s’obstine à mettre en scène ces éléments dans un espace en trois dimensions, usant jusqu’à l’écœurement du motif des balles tirées au sort.
  • alors que l’identité sonore du jeu (sur laquelle je reviens ci-dessous) est constituée de hauteurs très simples et monodiques, la « musique » du générique fait intervenir un ensemble de type rock (guitares électriques, boîte à rythme, synthétiseur).
  • alors que le jeu tourne très majoritairement autour des mots du vocabulaire français, la « chanson » du générique se contente du terme « motus », en une parfaite redondance avec l’image. Certes, le terme est également épelé dans la « chanson », d’une façon pour le moins ostensible : attention, il s’agit d’un jeu de lettres !
  • alors que le jeu dans son ensemble est marqué par un rythme et un ton posés, le générique tente manifestement (sans qu’on ne sache trop pourquoi) de lui conférer un aspect rythmé et enjoué :
    • le choix de voix, un faux chœur de quelques voix androgynes,
    • la « mise en musique » du terme motus, une seconde ascendante menant à la tonique (on est donc dans du mineur sans note sensible)
    • la « mélodie » principale, sur un rythme syncopé (les résolutions des appogiatures se font avant le temps).
  • enfin, le fameux « mo-mo-motus » qui constitue probablement l’apogée du ridicule. À ce stade, les mots me manquent, et pas qu’à moi du reste, puisque les voix continuent sur « ah-ah-ah », avec notamment une poussée jusqu’au mi aigu dont l’incongruité le dispute à la laideur.

Bref, c’est très laid et je n’aime pas.

 Éléments d’un dialogue

J’en viens maintenant à l’aspect central du jeu : les fameux « tut-tut-tut » qui ponctuent mes matins.

Le candidat (ou plus exactement un binôme de candidats) doit donc deviner un mot de 8 à 10 lettres (si j’en crois l’article de Wikipédia), dont deux lettres sont données. Le rituel est le suivant : tour à tour, l’un des deux candidats présents à l’écran énonce un mot, puis l’épelle. Sa proposition s’inscrit à l’écran en lettres blanches sur fond bleu, et est immédiatement validée ou invalidée, lettre par lettre.

  • Si la lettre ne se trouve pas dans le mot, la lettre reste sur fond bleu et l’on entend un sol grave.
  • Si la lettre se trouve bien dans le mot, mais n’est pas à la bonne place, la lettre apparaît sur un rond jaune, et un sol plus aigu (deux octaves au-dessus) se fait entendre.
  • Si la lettre est exacte et à la bonne place, elle apparaît sur un carré rouge, et un si juste au dessus du sol précédent est joué.

L’on en déduira logiquement que le but est atteint, d’une part lorsque le mot apparaît entièrement en rouge (un petit effet de reflet sur les carrés vient le souligner), d’autre part lorsque la musique produite par le synthétiseur n’est formée que de si aigus ; d’ailleurs lorsque ce moment arrive, une mélodie « de victoire » est immédiatement enchaînée (sur laquelle je reviens dans un instant).

En cas d’erreur, on entend une note grave suivie d’un glissando chromatique (cet effet sonore se retrouvait presque exactement dans le Maximus dont je parlais plus haut).

Je suis émerveillé par la suggestivité de cet effet : la note grave, qui était jusque là prise dans le flot des lettres, prend ici une valeur de sanction, et tombe comme un couperet. Ensuite, c’est la déchéance, la chute vertigineuse de la roche Tarpéienne, qui commence sur le même si que celui de la victoire (une octave plus bas, tout de même), puis se poursuit jusqu’au tréfonds de la chiptune (en écoutant bien, on entend presque le synthétiseur qui disjoncte à la fin).

Lorsqu’une équipe perd la main, un saut d’octave rapide et sévère le signale.

 Suspense et victoire

À intervalles réguliers, l’un des candidats est invité à attraper une boule au hasard dans une machine ressemblant à s’y méprendre à celle du Loto. Probablement par référence à cet autre divertissement télévisé, ce rituel est accompagné d’un roulement de caisse claire aboutissant à un coup de cymbale (ce qui montre, pour le cas où l’on en douterait, que France Télévision a également les moyens techniques de diffuser des sons non-synthétiques).

Lorsque le numéro sur la boule est dévoilé, le synthétiseur revient avec ce motif inquiétant :

D’une part, la note grave est maintenant le re bémol au lieu du sol auquel nous étions maintenant habitué (soit le triton correspondant à sol, intervalle inquiétant s’il en est), mais le motif fait intervenir un saut de septième majeure, puis un deuxième si l’on tient compte du si aigu qui devient soudain moins rassurant qu’auparavant.

Pourquoi cette inquiétude ? J’ai plusieurs hypothèses. La première est que cette inquiétude est voulue : il s’agit d’un moment de tension dramatique intense, de suspense pour savoir laquelle des équipes remplira sa grille la première. Cependant cette hypothèse ne tient pas, puisque le motif est donné après que la boule ait été dévoilée. D’où une deuxième hypothèse : ce motif aurait originellement été destiné à être donné avant le dévoilement de la boule, et ce n’est qu’un aménagement plus tardif qui l’a déplacé de quelques secondes. Enfin, une troisième hypothèse (je ne connais pas assez bien le jeu pour en juger) serait que ce dévoilement n’est pas une fin mais pose en lui-même une nouvelle question, à laquelle la suite du jeu va répondre.

(Je passe ici sur le bruit de clochette que l’on entend à quelques reprises, sur la note do, et qui indique apparemment l’expiration d’un compte à rebours.)

Revenons sur la « mélodie de la victoire », qui est donnée lorsqu’un candidat trouve le mot correct. Elle s’enchaîne directement avec les si aigus indiquant les lettres correctes, et avant même la fin desquels le public commence à applaudir, (trop) invariablement — à tel point que l’on pourrait même dire que les applaudissements font partie de la musique de victoire : après tout, les réactions du public sont une composante à part entière de la bande-son de l’émission, ni moins importante ni moins planifiée que ne l’est le synthétiseur.

Bizarrement, alors que la totalité des séquences précédentes (y compris le triton, par complémentarité) nous maintenait dans un contexte de sol majeur, la mélodie de la victoire est en mi bémol, tonalité éloignée s’il en est (et cela même alors que des si naturels étaient donnés à l’instant précédent, alors que dans cette nouvelle tonalité ils devraient être bémol).

Le dessin mélodique évoque des fusées successives, dont chacune monte plus haut que la précédente, et qui aboutissent en forme d’apothéose sur un coup de clochette : c’est le seul moment de l’émission où sont mélangés des sons purement synthétiques (MOD) et des sons enregistrés. En d’autres termes, le synthétiseur seul ne suffirait pas à faire reluire pleinement la victoire, il lui faut l’adjonction d’une autre couleur (la clochette).

La gamme utilisée, bien que très clairement de mi bémol majeur, met en oeuvre un la naturel dans l’aigu. On pourrait y voir un mode lydien (le mode de fa). Cependant je propose une autre explication : si l’on regarde le spectre acoustique d’une note (autrement dit, pour une fréquence f donnée, l’ensemble des fréquences 2f, 3f, 4f, ... nf qui vibrent en sympathie avec elle), l’on se rend compte que le son 11 correspond à une quarte augmentée (théoriquement trop basse d’un quart de ton, mais les synthétiseurs sont conçus pour des hauteurs de tempérament égal). Utiliser ce la naturel « sonne » donc mieux, donne à la gamme une lumière qu’elle n’aurait pas autrement.

Reste une question : pourquoi mi bémol majeur alors que l’on était en sol ? Là encore, j’ai deux hypothèses à proposer. La première est qu’une tonalité plus voisine (par exemple mi majeur que j’aurais pour ma part choisi, ré, ut, ou même sol majeur) a d’abord été considérée, puis écartée pour des raisons acoustiques : il fallait que les notes d’arrivée soient suffisamment aiguës pour se confondre avec la clochette, ou pour être perçues par-dessus les applaudissements. La seconde est d’ordre plus artistique : en nous plongeant dans une tonalité complétement nouvelle, de surcroît quelque peu étrange avec sa quarte augmentée, on suggère que le fait d’avoir résolu l’énigme du mot à trouver nous fait entrer dans un monde à part entière : celui des vainqueurs, qu’attendent maintes perspectives grandioses et volumes du Petit Larousse en cadeau.

 Les mots à la bouche

Lorsque j’étais petit, une rumeur circulait au sujet des jeux électroniques et des jeux vidéo (c’était l’époque merveilleuse de la Game Boy). Elle indiquait que les concepteurs de musiques de jeux vidéo élaboraient volontairement des musiques addictives et hypnotiques, au point que si l’on jouait pendant plusieurs heures d’affilée l’on pouvait s’évanouir à force d’être exposé à la musique.

La musique synthétique de ces jeux a indéniablement quelque chose d’addictif. De fait, nombreux sont, sur internet, les nostalgiques de la grande époque du 8-bits où l’on devait compenser par l’ingéniosité la faiblesse des moyens techniques à sa disposition.

Cependant, dans quelle mesure les motifs de Motus sont-ils réellement musicaux ? Ils le sont, j’espère l’avoir montré ci-dessus ; mais le sont-ils dans le sens de « fond musical » que l’on entend ordinairement dans les jeux télévisés (Des Chiffres et des lettres, le concurrent de Motus, n’en est pas avare) ?

Le synthétiseur de Motus, au contraire, donne des informations. L’on pourrait m’objecter que c’est là plus une ponctuation qu’autre chose, les informations sur les mots à trouver étant également affichées à l’écran ; certes, mais tel n’est pas le cas de tous les autres motifs.

Le synthétiseur ne ponctue pas la construction dramatique du jeu, il la structure. L’intervention des candidats se fait uniquement par la voix ; c’est par le même canal que le jeu leur répond. Un véritable dialogue s’instaure entre le candidat et le synthétiseur, un peu comme dans un jeu de « chaud ou froid » ou dans la fable La Grenouille et le bœuf.

On retrouve ici le motif du jeu éducatif enfantin : la génération juste après la mienne (celle de mon frère) fut en effet gratifiée de jouets-qui-parlaient, non plus simplement pour dire « maman » ou que sais-je, mais pour construire un vrai-faux échange intellectuel avec l’enfant : « appuie sur le bouton rouge... Essaye encore... ».

Le synthétiseur est donc le véritable maître de cérémonie du jeu. Il juge, sanctionne, récompense, et c’est cet artifice qui permet à l’animateur « humain » de trouver son registre de connivence avec les candidats. De fait, on peut se demander si le véritable but du jeu n’est pas, non pas de trouver des mots, mais de faire entendre la « musique de la victoire », les moyens pour y arriver étant d’importance subalterne.

Un tel dispositif, dès lors, ne peut que renvoyer à la célèbre expérience de Pavlov. Il ne s’agit pas ici de faire venir l’eau à la bouche, plutôt les mots, mais le principe est exactement le même et les candidats-cobayes s’y prêtent avec l’enthousiasme ou la timidité que l’on attend d’eux.

Bon, sur ce, je dois vous laisser, j’entends le générique d’Attention à la marche chez la voisine, c’est l’heure d’aller bouffer.

Valentin Villenave.

Messages

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Vous n'êtes pas un robot ? Alors veuillez répondre à cette question essentielle :
Quelle est la moitié du mot «toto» ? 

Ajouter un document