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Ce roman n’est pas le mien

10 février 2015, 21:23, par Valentin Villenave

Bonsoir,
il est certain que l’héritage religieux (ou anti-religieux) est très différent en France et en Italie, mais nous avons pu assister, depuis une quinzaine d’années, à un renforcement de la droite religieuse française (catholique, traditionnaliste, et contre-révolutionnaire) qui n’est peut-être pas si éloigné de ce que vous pouvez connaître : lorsqu’en 2007 Nicolas Sarkozy, président de la République Française nommé chanoine de Latran, donne du « très saint père » au pape et lui explique que « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé », je me dis que les valeurs de notre république laïque ont été oubliées quelque part en cours de route...

Pour revenir à ces cérémonies post-attentats, je n’ai rien à répondre à l’aspect affectif ou émotionnel qui peut conduire à vouloir rendre hommage à telle ou telle victime : j’ai moi-même grandi avec les dessins de Cabu et avec une estime considérable pour le premier Charlie Hebdo (celui qui jouait à démonter la censure mise en place sous De Gaulle)... mais, comme je l’ai écrit dès le 8 janvier, j’avais été obligé de faire le deuil (idéologique) de ce Charlie depuis une quinzaine d’années déjà — et ce deuil n’avait peut-être pas été moins douloureux que celui qui a accablé les foules récemment.

La mort de ces auteurs ne m’a donc pas inspiré seulement de la tristesse, mais aussi toute cette déception qui avait été partagée par beaucoup de gens (de gauche) qui avaient suivi la chute intellectuelle de Charlie Hebdo ; cela n’interdit pas de rendre hommage bien sûr, mais encore faut-il qu’il y ait, dans cet hommage, une place pour l’ambivalence des sentiments humains. Or, c’est exactement le problème que posent les cérémonies d’hommage institutionnalisées : elles obligent la foule à s’aligner dans un consensus simpliste, derrière un message vidé de toute profondeur ou complexité.

Et d’ailleurs, savons-nous vraiment à qui l’on rendait hommage le 11 janvier 2015 ? À l’équipe de Charlie Hebdo ? (et dans ce cas, quid des autres victimes ?) À la « liberté d’expression » ? (Dans un pays où elle n’est appliquée que lorsque le pouvoir daigne l’autoriser ?) À nous-mêmes ? (La grande communion générale finissant par devenir sa propre justification...) À la « Civilisation » par opposition avec la barbarie ? Ou bien, tout simplement, à l’Ordre social, dans tout ce qu’il peut avoir d’autoritaire et d’inégalitaire ? (Ce qui permet au moins d’expliquer pourquoi des manifestants-dévôts venus soi-disant pour célébrer une bande de dessinateur anarcho-libertaires, se sont retrouvés à applaudir des cars de CRS.)

Donc, vous avez raison de le souligner, beaucoup de choses ici sont floues et mal conceptualisées (le mot « respect » en est une, mais il y en a eu beaucoup d’autres). Ce qui permet, en matière de récupération politique, toutes les arnaques possibles.

Un dernier mot sur cette « chasse aux Charlies » que vous avez pu, dites-vous, voir naître depuis quelques semaines. Je ne suis pas sûr de comprendre de quoi vous parlez, parce que, comme je l’ai noté avec colère, du côté des institutions (Éducation Nationale, police, tribunaux) c’est clairement la chasse aux anti-Charlie qui continue de dominer (d’une façon très choquante et, à mon sens, parfaitement incompatible avec les idéaux proclamés par notre République).

S’il existe une « chasse aux Charlies », elle se trouve donc ailleurs que dans les institutions (mais où, alors ? dans l’opinion publique ?). Et il est possible qu’elle serve de catalyseur à des gens pas très malins et à des idéologies pas très recommandables : je veux parler ici de cette crypto-extrême-droite qui se répand aujourd’hui dans beaucoup de milieux contestataires un peu ignorants, qui croient que voter Le Pen c’est être « anti-système ». (C’est l’un des dangers du processus de « dépolitisation », de la faiblesse conceptuelle et du manque de culture politique que je dénonçais dans mon article ci-dessus : c’est pour cela qu’il est important d’être « intellectuellement justifiable » quand on porte une parole politique...)

Cependant, je suis beaucoup moins choqué par cette forme de bêtise (qui reste pour l’instant, heureusement, une simple parole : une parole abrutissante, dangereuse sans doute, participant à la montée du Front National, mais une parole) que par la façon dont l’appareil d’État tout entier est ré-orienté : des décrets et des lois contre les libertés civiques (anti-voile, anti-Internet, anti-jeunes,...), une politique étrangère honteusement néo-coloniale ou stupidement atlantiste, une « politique » européenne anti-égalitaire et anti-sociale,... Que des milliers d’imbéciles disent des conneries, c’est grave mais c’est humain. Qu’une poignée de déboussolés parvienne à tuer une vingtaine de personnes, c’est grave mais c’est inévitable. Mais que la République française tourne le dos à ses trois notions fondamentales de Liberté, Égalité, Fraternité, c’est plus qu’une catastrophe : c’est la fin de tout ce pour quoi nous avons cru lutter depuis deux siècles et demi.

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