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Le Docteur et l’Homo Loquens

vendredi 9 avril 2010, par Valentin.

Pour une lecture sémiologique de la série télévisée Doctor Who à travers sa bande-son.

Doctor Who est une série télévisée britannique en activité depuis 1963. Comme toute série d’une si longue durée, elle porte les traces (les stigmates même) de l’évolution technique, sociale et culturelle de plusieurs décennies.

Créée à l’origine avec une ambition didactique (le personnage principal, le Docteur, voyageant à la fois dans le temps et dans l’espace, il y avait matière à apprendre l’Histoire autant que la Géographie), elle semble avoir très vite trouvé une dimension spectaculaire, avec des récits riches d’action et de rebondissements, mêlant science-fiction, aventure, suspense.

 Du rire à l’épouvante

Ses dernières saisons (les seules qu’il m’ait été donné de voir, à part le téléfilm des années 1990) portent un style extrêmement particulier qui n’a pas vraiment d’équivalent dans les autres séries télévisées contemporaines, et qui serait plutôt à rapprocher d’autres séries britanniques anciennes telles que The Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir, 1961-1969). En un instant il est possible de passer d’une ambiance à une autre, d’un ton léger et enlevé à une tonalité dramatique ou tragique.

Si la série se veut toujours familiale, le public d’aujourd’hui n’est plus celui des années 1960, ce qui permet (demande ?) aux scénaristes d’aller juste assez loin, c’est-à-dire juste un peu trop loin, pour toucher le spectateur contemporain. Ce côté distancié-mais-pas-complètement n’est pas sans rappeler le principe de base du gore, à savoir « bouh, fais moi peur ».

De fait, Doctor Who n’hésite pas à utiliser des éléments typiques de cette imagerie : zombies (The Waters of Mars), méchants robots (The Girl in the Fireplace), monstres en tous genres (Father’s Day, School Reunion), parfois répugnants (The Long Game et autres), loups-garous (Tooth and Claw), sorcières (The Shakespeare Code) et même le Diable (The Satan Pit). Cependant la série demeure incontestablement ancrée dans la science-fiction, la plupart de ces êtres s’avérant en définitive appartenir à diverses civilisations extraterrestres ; et c’est d’ailleurs précisément, dans beaucoup d’épisodes, au moment où est révélée par le Docteur la nature extra-terrestre (provenance, espèce, dénomination) de l’entité menaçante, que se situe le tournant de l’épisode, et que l’on passe de l’épouvante pure à l’action (la lutte). Pouvoir nommer l’objet est d’une importance fondamentale, et nous reviendrons plus bas sur l’enjeu que constitue la verbalisation dans Doctor Who.

 Une réactualisation du style vintage

Les scénaristes contemporains font un usage soutenu et fort intelligent du style de science-fiction des années 1960-1970. Le style visuel et acoustique est ainsi volontairement daté : le vaisseau spatial du Docteur

est toujours la même cabine téléphonique de police en bois, et son bruit n’a pas changé (cordes de piano frottées et synthétiseur analogue). C’est tout aussi frappant lorsque les scénaristes convoquent les ennemis historiques du Docteur : les Daleks avec leur dégaine de jukebox à roulette, les Cybermen avec leur costume de boîtes de conserves, ou plus généralement tous les méchants bipèdes-humanoïdes sous lesquels on devine l’acteur en chair et en os (Judoons, Sontarans), et qui marchent les mains en avant (Slytheens).

La perpétuation de ce style daté, à l’heure des effets spéciaux numériques (dont Doctor Who n’est pas avare du reste), convoie, nécessairement serait-on tenté de dire, une dimension parodique et nostalgique. Cependant l’on aurait tort de réduire ces éléments à leur apsect le plus anecdotique ; bien au contraire, leur force dramatique est constamment réactivée, et leur apparence même se révèle plus propice aux aménagements qu’on pourrait le croire.

Ainsi, les Daleks, dont pourtant la similitude exacte est un trait déterminant, ont-ils eu l’occasion d’apparaître sous des formes diverses, et ce dès leur première réincarnation (Dalek, où se dévoile la créature chétive que cache ordinairement l’armure), jusqu’à des formes plus travaillées encore, telles que le Dalek Suprême (The Stolen Earth), l’empereur des Daleks (The Parting of the Ways), Dalek Sec (Daleks in Manhattan) ou Davros (ce dernier n’ayant plus rien du côté artificiel et risible de l’apparence des Daleks vintage). De leur côté les Cybermen varient moins (même si leur Cyber-controller (The Age of Steel) ou leur CyberKing (The Next Doctor) font pendant à l’empereur Dalek) ; leur force suggestive et expressive est actualisée par d’autres moyens sur lesquels je reviendrai plus bas.

Tout au long de la narration, le spectateur est maintenu dans une tension rarement résolue entre peur réelle et peur jouée ; tantôt le contexte penche ouvertement vers l’épouvante mais une pirouette du personnage principal distancie la situation, tantôt la situation semble sereine mais un détail vient la faire basculer dans quelque chose d’inquiétant.

Le rôle de la musique est primordial dans ce dernier type de changements. Si certains événements soudains sont simplement mis en valeur par un coup de percussions, la plupart du temps le changement est plus insidieux : un procédé couramment utilisé est une note tenue de violons, qui se fait peu à peu discordante par des glissandos microintervalliques (en général vers le haut). C’est notamment le cas dans les épisodes Silence in the Library et Midnight, dont je serai amené à reparler ci-dessous.

 La peur et l’humain

Se pose alors la question de savoir d’où émane ce « facteur de peur » (fear factor) qui constitue le moteur majeur de Doctor Who. Je retiendrai ici deux thématiques, dont nous verrons qu’elles sont en fait liées.

Le premier thème récurrent me semble être celui de l’enfance. Des enfants apeurés, ou des enfants dangereux, parfois les deux à la fois comme dans Fear Her ou Forest of the Dead. Des craintes d’enfants : ainsi de la peur du noir (Silence in the Library), des monstres sous le lit (The Girl in the Fireplace), ou la peur de cligner des yeux (Blink). Des enfants en proie à des adultes dévoreurs, dans School Reunion ou The Family of Blood.

La série dérivée The Sarah Jane Adventures, destinée à un public plus jeune, met très bien en valeur ces thématiques ; outre les nombreux épisodes faisant intervenir un cadre scolaire, certains confrontent Sarah Jane à sa propre enfance : sa peur des clowns (The Day of the Clown), ou sa culpabilité d’avoir abandonné ses parents (The Temptation of Sarah Jane Smith).

Le premier épisode du onzième docteur, qui vient d’être diffusé au moment où j’écris ces lignes (The Eleventh Hour), résume très bien ces thèmes : une petite fille effrayée par des voix entendues la nuit, une porte qu’on ne peut voir qu’en regardant du coin de l’œil, et enfin, plusieurs petites filles vers la fin de l’épisode sous lesquelles se dissimule en fait un horrible monstre aux dents acérées.

Ce qui m’amène précisément au second thème, qui est celui de l’inhumain. Ou plus exactement, de l’inhumain occulte, qui se dévoile là où l’on ne l’attendait pas.

Ainsi des aliens capables, on vient de le voir, de prendre forme humaine — on retrouve là un thème abondamment épuisé par la science fiction, des Envahisseurs à V. C’est le cas, dès les tous premiers épisodes des années 2000, des Slytheens (Aliens of London) puis des Gelth (The Unquiet Dead). Mentionnons également la Family of Blood dans l’épisode du même nom, et bien d’autres.

Il peut s’agir également de la transformation d’être humains en être inhumains : par exemple le personnage de Toby dans The Impossible Planet. Martha, compagnon de route du Docteur, sera elle-même remplacée par un clone dans The Sontaran Stratagem — procédé qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les substitutions de Terminator 2 et suivants.

Nous avons déjà évoqué, par ailleurs, l’utilisation de mythes du folklore moderne qui reposent sur la transformation d’une personne : zombies, vampires, loup-garou. Un autre procédé (guère éloigné de la zombification) consiste à déshumaniser les personnes : les gens se mettant à porter tous un masque à gaz dans The Empty Child, ou les gens sans visage dans The Idiot’s Lantern. Cette déshumanisation se fait même de par le comportement des personnes, par exemple lorsque la population entière se retrouve à marcher au pas dans Rise of the Cybermen (je reviendrai ci-dessous sur d’autres exemples de ce type).

Je voudrais ici m’arrêter un instant sur la série dérivée Torchwood, créée par Russell T. Davies qui est également à l’origine de la renaissance de Doctor Who dans les années 2000. Dans l’épisode The Cyberwoman, les Cybermen caricaturaux et leur costume de boîte de conserve donnent naissance à une Cyberwoman dont la conversion ne semble pas avoir été totalement achevée, puisqu’elle n’arbore que quelques éléments de costume de cybermen (la série Torchwood étant diffusée à une heure plus tardive et destinée à un public tardif, cela explique en partie cette version plus sombre et plus sexuée — on peut noter, d’ailleurs, la similitude avec le film de science-fiction classique The Black Hole, où un personnage de femme destiné à être convertie en robot se trouve également sauvée in extremis). Est-elle digne de confiance ? Est-elle humaine ? C’est là que se situera toute la problématique de l’épisode.

Dans un cas comme dans l’autre, l’enjeu est de subvertir le processus d’identification du spectateur. Là où une identification se ferait naturellement vis-à-vis d’un être humain, à plus forte raison d’un enfant, ce réflexe spontané est contredit par un élément incompatible, inacceptable, inhumain. En fait de fear factor, c’est bien à un sentiment d’inquiétante étrangeté (l’Unheimliche freudien) que l’on a affaire.

 L’élément sonore dans la construction dramatique

Je me permets ici une brève parenthèse pour évoquer en quelques grandes lignes une composante essentielle du système narratif de la série : sa bande sonore.

Passons assez rapidement sur la musique, sur laquelle je reviendrai d’ailleurs dans un article ultérieur. Le rôle dramatique de la musique est bien entendu déterminant, comme dans toute écriture audio-visuelle traditionnelle de genres dits « d’action », « à suspense » ou « d’épouvante ». J’ai déjà évoqué les fameuses notes tenues de violons et leur glissando dissonant et sinistre (qu’on pourrait d’ailleurs rapprocher du glissando descendant grave de Terminator, sur lequel j’aurai l’occasion de revenir prochainement).

La musique fait fréquemment intervenir une voix de femme (sans phonèmes identifiables), notamment dans ce qu’il faudrait peut-être interpréter comme un thème associé au personnage de Rose (encore que ce ne soit pas systématique, pour autant que je puisse me souvenir) :

Je crois que les sous-titres anglais pour malentendants indiquent parfois [Eerie voice] pour signaler ce type de musique.

En regard de la partition symphonique, les effets sonores ont une importance probablement moindre, et servent davantage de décor et de signature que de moteur dans la progression dramatique ; nous avons vu plus haut l’exemple du bruit du Tardis, le vaisseau spatial du Docteur camouflé en vieille cabine téléphonique de la police.

Je pourrais signaler le fameux bruit des tambours (« the sound of drums ») qui annonce l’épisode du même nom, et que l’on retrouve avec le Maître dans l’épisode The End of Time. Ce rythme de tambours (qui fait — malicieusement ? — écho au rythme de l’accompagnement dans le générique), me semble pourtant assez peu diversement exploité. Disons qu’il rythme pendant un temps l’action, mais pas plus ni moins que, par exemple, le cri de guerre scandé par les Sontarans à la fin de The Sontaran Stratagem (sur un rythme d’ailleurs très similaire).

En fait, l’effet sonore le plus expressif et le plus intense dans Doctor Who me semble être... le silence.

 La parole est humaine, l’humanité est parole

Un silence de mort, littéralement. Dans l’épisode intitulé Silence in the Library, c’est précisément le silence qui indique au Docteur que la planète est déserte. Dans l’épisode Blink, de même, les statues porteuses de mort sont parfaitement immobiles et silencieuses (ces deux épisodes sont d’ailleurs tous deux signés de Steven Moffat, et font tous deux intervenir une consigne vitale quoique mystérieuse : respectivement « count the shadows » et « don’t blink »). Le silence en lui-même joue même un rôle narratif : dans Planet of the Ood, la prophétie « his song will end » annonce la fin du dixième Docteur, et dans la nouvelle saison du onzième Docteur, qui commence tout juste avec The Eleventh Hour, l’alien du premier épisode annonce ainsi ce qui semble être l’arc narratif principal de la saison : « Silence, Doctor : silence will fall ».

Comme le montre l’exemple de Blink, l’absence de parole est un trait d’inhumanité. Les humains congelés qui servent de main-d’œuvre au Rédacteur dans The Long Game en sont un autre exemple : doués de mobilité et de réflexe, mais totalement muets. De même du tout premier épisode (le « pilote ») de la série des années 2000, Rose, qui met en scène des mannequins de plastique ; muets également les robots de The Christmas Invasion ou The Girl in the Fireplace.

Ce qui nous ramène au thème de l’inhumanité dont nous parlions plus haut. En effet le trait distinctif d’un humain en bonne santé, dans Doctor Who, c’est qu’il parle. On peut d’ailleurs dire que ce trait, à lui seul, suffit à faire exister une personne : ainsi dans l’épisode Love & Monsters, le personnage d’Elton se retrouve à filer le parfait amour avec Ursula, alors même qu’il ne demeure de cette dernière qu’un visage parlant incrusté dans un pavé... Cependant un visage ne suffit pas : dans Silence in the Library, le visage de Donna se trouve à son tour encastré dans un bloc de ciment, mais sa parole n’est plus humaine, nous y reviendrons d’ailleurs plus bas.

À l’inverse, un certain nombre de personnages se retrouvent humanisés, même si leur apparence physique les dépourvoit de toute possibilité d’identification anthropomorphique, du simple fait qu’ils sont dotés d’une parole expressive : je pense aux robots de l’épisode Bad Wolf, ou au chien-robot K9 (School Reunion) ou à M. Smith, l’ordinateur de Sarah Jane, hautement typé (alors même que son pendant le Tardis, également censé un être vivant, n’a pour sa part qu’une personnalité très peu caractérisée du fait même qu’il n’est pas doué de parole).

 Parole détournée, parole déshumanisée

La parole se trouve également déshumanisée, d’un certain nombre de façons, et c’est précisément ce point qui m’a conduit à rédiger le présent article.

On a déjà abordé l’aspect volontiers vintage ou lofi des effets sonores ; la voix des Daleks et des Cybermen en est un élément marquant, qui fait intervenir un ring modulator analogique identique à celui utilisé dans les décennies précédente. Là n’est pas, cependant, ce que j’entends par « déshumaniser » : au contraire, chacune de ces deux espèces fait à l’occasion preuve d’une puissance expressive insoupçonnée. Les Cybermen sont plongés dans un état d’insensibilité artificielle, mais qui parfois se craquèle — on pense à Yvonne Hartman dans Army of Ghosts par exemple, dont la personnalité est toujours sensible même après qu’elle a été convertie en Cyberman ; quant aux Daleks, il est fait démonstration de leur expressivité dès l’épisode Dalek :

L’inhumanité est donc à chercher ailleurs que dans le timbre de voix en lui-même ; et à mon sens, dans trois directions (le plus souvent combinées).

La première est ce que je qualifierais de mésappropriation de la parole ; une discordance entre un personnage tel qu’il nous est présenté (auquel l’on s’identifie en tant que tel), et sa parole. L’exemple le plus canonique est celui, mentionné plus haut, d’un personnage jusque-là humain, qui parle tout d’un coup d’une toute autre voix : Toby dans The Impossible Planet. (J’ai également évoqué la série des Terminator, où la mésappropriation vocale joue un rôle dramatique récurrent : pour se faire passer pour un humain de confiance, le robot adopte sa voix.)

Le tout récent épisode The Eleventh Hour offre des exemples plus intéressants : le monstre extraterrestre qui se camoufle ne parvenant pas à discriminer les formes de vie, il apparaît du coup sous forme d’un homme tenant son chien en laisse, ou d’une femme tenant ses deux petites filles par la main. L’Unheimlichkeit nait lorsque le monstre prend la parole : au lieu de parler, l’homme aboie en même temps que son chien ; lorsqu’une des deux fillettes articule des mots, c’est la voix de sa mère qui sort par sa bouche.

Ce procédé est aussi utilisé d’une façon plus subtile dans l’épisode Midnight, qui repose en fait entièrement sur un processus de mésappropriation de la parole. Le Docteur se trouve face à une forme de vie immatérielle qui, prenant possession d’un être humain, est en mesure de répéter ses paroles, d’abord avec un certain décalage, puis bientôt exactement en même temps que lui, et enfin même avant lui, prenant ainsi le contrôle de sa pensée.

Il naît de cette parole mésappropriée, de ce timbre de voix composite et non-naturel, une tension dramatique extrêmement efficace, avec une économie de moyens remarquable : quoi de plus simple, au fond, que deux personnes parlant exactement en même temps ?

Ce qui m’amène à la deuxième des transformations que font subir à la voix humaine les créateurs de Doctor Who : la multiplication de la parole. Je reviens à l’épisode The Eleventh Hour, qui est encore exemplaire à ce titre : peu de temps après le début, un infirmier découvre que tous ses patients plongés dans le coma se mettent à psalmodier en chœur le nom du Docteur... Cette parole collective, menaçante, c’est également la parole des Oods dans The Impossible Planet.

Notons, encore une fois, que ces mésappropriations/multiplications ont bien plus d’impact dramatique lorsqu’elles s’appliquent à la parole qu’au physique : lorsque, dans The End of Time, le Maître transforme l’humanité toute entière à son image, sa démultiplication et son omniprésence dans toutes sortes d’accoutrements ont un effet plus baroque, grotesque (voire comique), qu’effrayant.

Revenons donc à la parole, et arrêtons-nous un instant sur la mini-série Children of the Earth, qui fut diffusée à l’été 2009 et constitua la troisième saison de Torchwood.

L’intrigue en est exemplaire : un beau jour, les enfants de la Terre, partout sur le globe, s’immobilisent, tous au même moment, pendant quelques minutes (c’est le silence inhumain dont je parlais plus haut), puis reprennent leur vie comme si de rien n’était. Un peu plus tard, les enfants s’immobilisent à nouveau, et cette fois poussent également un cri strident (on est ici dans de la non-parole, donc dans de l’inhumain). Encore un peu plus tard, les enfants s’immobilisent, puis déclament tous ensemble un message, mot par mot : « We are... We are... We are coming... We are coming... » à la toute fin de l’épisode deux (si mes souvenirs sont bons), le message est enfin complet : « ... tomorrow ! ».

Si l’on écoute bien (de plus larges extraits peuvent être trouvés en ligne), la bande-son de ces séquences ne fait pas intervenir seulement des voix d’enfants. Quelques voix d’homme adulte y sont mêlées (ce qui est — très — partiellement justifié par le scénario) ; et c’est précisément ce qui leur confère leur aspect inquiétant et menaçant.

Cet extrait, enfin, révèle un autre aspect : la mécanisation de la parole. Dès que la parole cesse d’être expressive, c’est que l’élément humain a disparu. J’en veux pour preuve les robots (déjà cités) de Bad Wolf : si les droïdes auxquels a affaire Jack Harkness sont volontiers sympathiques, le « Anne Droid » présentateur de jeu télévisé est une espèce de mécanique froide et assassine, en un mot, inhumaine. D’une autre façon, les Judoon (Smith and Jones), policiers bêtes-et-méchants de l’univers, se servent de la parole humaine pour « cataloguer » (sic) les espèces qu’ils rencontrent, humains compris.

Répéter mécaniquement une phrase, quelle qu’elle soit, la déshumanise. Et de ce point de vue, un signe distinctif de l’écriture Doctor Who est là : dès qu’un mot ou une phrase est répété plus d’une fois, c’est que quelque chose ne va pas du tout.

La répétition dont j’ai parlé pour l’épisode Midnight occupait un statut un peu à part, en ce qu’elle traduit en fait un processus larvé de mésappropriation de la parole et de la volonté. Le procédé de répétition auquel je fais ici référence est beaucoup plus primaire : c’est celui, caricatural, du signal d’alarme qui dit « alerte, alerte, alerte », dans n’importe quel film de guerre, d’espionnage ou de science-fiction.

On pense tout de suite, cette fois encore, aux Daleks et aux Cybermen : les premiers avec leur célèbre « Exterminate... Exterminate... Exterminate... », dont le « Delete, delete, delete » des seconds n’est qu’une pâle imitation. Nous avons également évoqué le chant de guerre (si l’on peut dire) des Sontarans.

Cependant, le procédé offre des possibilités bien plus larges. Dans The Empty Child, le petit garçon affublé d’un masque à gaz qui erre partout, à toute heure, demandant « Are you my mummy ? » d’une voix enfantine mais inexpressive, est probablement l’un des êtres les plus marquants (à la fois poignant et effrayant) de toute la série. L’extrait suivant est significatif, où la parole « mécanisée » se confond avec la parole mécanique du magnétophone :

Nous avons déjà évoqué le double épisode Silence in the Library/Forest of the Dead ; dans cet opus très chargé dramatiquement, la fin du premier épisode est particulièrement intense du fait de sa bande-son. Les personnages sont décimés les uns après les autres par une entité immatérielle (un « essaim d’ombre »). Il se trouvent dans des scaphandres qui ne laissent pas voir leur visage (sinon trop tard, lorsqu’ils sont déjà réduits à l’état de squelettes) ; en revanche lorsqu’ils sont dévorés par l’entité, la radio de leur scaphandre reproduit quelques fois, jusqu’à épuisement de la batterie, leurs dernières paroles. C’est à cette répétition sinistre que le Docteur sait qu’une personne de plus est morte, le scaphandre vide continuant à avancer tout seul en quête d’une autre victime.

À ce système répétitif s’en ajoute un autre, à la toute fin du premier épisode, lorsque le Docteur, ainsi poursuivi, découvre que son compagnon de route, Donna, a également péri et a été transformée en une borne d’information, seulement capable de répéter des renseignements en boucle.

Je ne saurais ici dresser une liste exhaustive de tous les systèmes répétitifs intervenant dans la série, tant ils sont nombreux. Je me contenterai, cette fois encore, d’évoquer le tout récent épisode The Eleventh Hour, qui lui aussi fait appel à une répétition mécanique : partout sur Terre, les Atraxi (aux méthodes et au timbre de voix étrangement proches des Judoons que j’évoquais plus haut), cherchant à récupérer leur prisonnier, diffusent inlassablement sur tous les canaux et dans toutes les langues, le message « Prisoner Zero will vacate the human residence, or the human residence will be incinerated ». Comme je le disais plus haut, cet épisode est exemplaire à plus d’un point de vue.

 Parce qu’il faut bien une conclusion

La puissance expressive du langage parlé est au cœur du système narratif et de l’écriture dramatique de la série Doctor Who, et de ses séries dérivées. Au-delà même de ce que les mots peuvent véhiculer, c’est la parole elle-même qui prend un rôle à part entière dans cette série. D’un point de vue extra-diégétique, elle rythme, scande même, le discours narratif et sous-tend la progression dramatique ; d’un point de vue intra-diégétique, elle permet l’identification des personnages en tant qu’êtres humains, c’est-à-dire sensibles, c’est-à-dire doués d’une parole digne de ce nom : l’Homo Loquens de Herder.

D’ailleurs, n’est-ce pas là une excellente définition du Docteur lui-même ? Bien qu’originaire d’une autre planète, si une caractéristique suffit à définir le Docteur au long de ses différentes incarnations, c’est bien qu’il parle ; tout comme sa disciple Sarah Jane, il n’est jamais armé que de son tournevis ultrasonique, ne commet jamais de violence physique envers aucun être vivant, même les pires aliens. En revanche, il parle constamment, raisonne, négocie, s’émerveille, ergote (et ses compagnons successifs ont pour première raison d’être, il semble, de littéralement lui donner la réplique).

Tout le dispositif dramatique de chaque épisode repose sur le déséquilibre, voire le malaise engendré par les distorsions de cette parole humaine ; en cela l’écriture de la série relève véritablement d’un langage musical, avec ses dissonances et consonances, qui se créent, se développent, se résolvent ou non, et dictent la forme de l’épisode.

En cela, nonobstant ses caractéristiques visuelles, son aboutissement technique, ses arrière-plans culturels ou historiques, c’est dans sa bande sonore que se concentre l’identité, l’efficacité, voire le charme de la série. Doctor Who demeure une série qui s’écrit, se décrit, davantage avec des mots qu’avec des images.

Références

Wikipédia (principalement anglophone).
Le Tardis index file, un wiki consacré à Doctor Who.
Le Doctor Who Guide, un guide exhaustif des épisodes, novélisations, œuvres dérivées, sur plusieurs décennies.
Certains exemples se trouvent (illégalement et temporairement) sur YouTube.

Messages

  • ... Excellent article.

    On pourrait aussi ajouter que ce qui fait que le Docteur rassure les humains en général, c’est son aspect « ultra-humain » et sa maitrise totale, parfaite, d’une langue (l’anglais ... mais ça aurait pu etre le français, l’italien ou autre) et sa capacité à faire l’interface parfaite entre sa pensée et sa parole.

    Le Docteur manipule par la parole ... c’est son arme ... très efficace mais qui nécessite du temps. Combien de fois, l’a-t-on entendu dire « hold on, juste one minute » (attendez, juste une minute) pour balancer la phrase ultime qui perturbe ?

    Il le fait en général contre les monstres ou aliens menaçant, mais il n’hésite pas à le faire aussi contre les humains (exemple avec Harriet Jones, Prime Minister)

    Il rassure, mais il peut parfois être inquiétant lorsqu’il dépasse la notion d’imperfection humaine (un humain moyen n’arrive pas à communiquer tout ce qu’il pense). Il n’en reste pas moins que la plupart du temps, il rassure tout en manipulant grâce à son don pour la communication.

    • C’est le côté « Columbo » du Docteur :)

      Je ne suis pas complétement d’accord pour trouver une part inquiétante dans le Docteur. Je sais que Pierre Sérisier en parle souvent, et que cela a été explicitement dit notamment dans The Stolen Earth, puis The End of Time mais j’ai toujours trouvé ces éléments un peu parachutés. Par contre l’égo du Docteur, à lui seul, pourrait remplir des dizaines d’articles comme celui-ci :)

  • Magnifique article ! Mais que faire, quelque treize semaines plus tard, du « shut up ! » que jettent (un peu trop souvent à mon goût, mais bon, c’est à peu près le seul reproche que je peux faire à cette saison...) à présent à tout bout de champ le Docteur et Amy Pond ?

  • Excellent article... Quoique l’analyse est si pertinente (1x13 : « Je crois que vous avez oublié quelque chose : je suis le Docteur, et s’il y a bien une chose que je sais faire, c’est parler. ») qu’on est en fait très loin d’avoir listé tous les exemples possibles. Par exemple, la parole comme arme dans la bouche du Docteur...

    On revient d’ailleurs à The Eleventh Hour, où le Docteur, après avoir débarassé la Terre d’une énième menace alien... Décide de la rappeler pour un petit entretien. « Les chasser, c’est bien, leur couper toute envie de revenir, c’est bien mieux ! » Si la première option est due au génie technique et stratégique du Docteur, la seconde repose uniquement sur son art de la rhétorique : la supériorité des idées et du discours sur le côté « pratique » de la réalité est donc très visible ici dans l’idéologie du Docteur. Il emploie même cette tactique d’intimidation avec succès contre les Ombres de la Bibliothèque alors que celles-ci n’ont plus aucune raison de le craindre à ce stade... Le Docteur est souvent moins efficace que sa propre légende ! Plus encore, le discours de The Eleventh Hour repose sur une maïeutique : il est uniquement composé de questions dont l’Alien tire les conséquences logiques. Il n’a même pas à se vanter de manière directe ! Déjà, dans l’épisode sur la fille du Docteur, c’est précisément quand celle-ci commence à critiquer sa logique via des sophismes et des paradoxes logiques qu’il admet qu’elle « tient de lui... » Est-ce un hasard si la grande majorité des épisodes centrés sur un personnage historique implique un écrivain (Dickens, Shakespeare puis Christie) plutôt qu’une autre profession ? Il y a à creuser aussi de ce côté-là.

    Je suis en revanche (un peu) déçu que vous ne vous soyez pas penché sur l’épisode shakespearien, car il a beaucoup à apporter à votre thèse. Les monstres de cette aventure, les Carionites, manipulent la réalité en utilisant la parole comme une technique (utilisant la versification et la rime pour passer du mot au fait). Le Docteur refuse d’appeler cette capacité « magie, » mais dans les faits, y-a-t-il vraiment une différence à part ce mot dérangeant ? Il faut croire que les pouvoirs carionites font tâche dans une série de science-fiction... Quoiqu’il en soit, cette capacité est plus un simple super-pouvoir qu’une connaissance « transcendante » : Shakespeare, le Docteur et Martha comprennent qu’il suffit qu’ils complètent d’eux-mêmes les sonnets dévastateurs des Carionites pour modifier leur sens, et donc leurs effets. Les Carionites se trouvent donc pris à leur propre piège, celui de la valeur donnée au discours : humains, Seigneurs du Temps et Monstres ont ici la même maîtrise du langage...

    • Vous avez tout à fait raison ; j’aurais pu insister davantage sur le fait que le Docteur (pas plus que Sarah Jane Smith d’ailleurs) n’est jamais armé, et compte uniquement sur la parole.

      Le « mythe » du Docteur est très fréquemment appelé en renfort, effectivement ; cependant j’y vois plus un stratagème de légitimation du personnage (d’ailleurs utilisé à plusieurs reprises dans la saison 5, y compris de façon visuelle avec quelques images d’archives fugaces) qu’un véritable discours à part entière : vous évoquez très justement la rhétorique du Docteur, une forme de « raison pratique », pourrait-on dire, et une idéologie très particulière (il y aurait par exemple beaucoup à dire sur l’emploi du terme brilliant, en particulier par le dixième Docteur, très souvent pour mettre en valeur les qualités de l’espèce humaine, attachante et forte parce que faillible et entêtée).

      L’aspect maïeutique de la confrontation dans The Eleventh Hour n’avait pas retenu mon attention mais c’est également un très bon point, tout comme l’épisode « Shakespeare », qui je dois l’avouer, m’était plus ou moins sorti de l’esprit : j’y voyais les sonnets comme un « simple » objet-magique-déclencheur au même titre que, dans d’autres épisodes, une musique, une transmission électronique ou une image télévisée... Mais votre remarque m’invite à revoir cet épisode ; à bien y repenser il me semble effectivement me souvenir combien la parole y était importante.

      Je ne suis pas sûr de devoir vous suivre, en revanche, sur la piste des « grands écrivains ». Il est certain qu’un accent est mis sur les grandes figures historiques (principalement britanniques), et en particulier d’un point de vue, disons imaginaire. Tout cela participe d’un grand melting pot dans lequel interviennent effectivement de nombreux écrivains, mais également la seconde guerre mondiale à de nombreuses reprises, le Titanic, le château de Versailles, Leonard de Vinci ou plus récemment Van Gogh... Je serais disposé à m’étonner, avec vous, qu’il n’y ait encore eu aucun épisode consacré à Turner, Hogarth ou Purcell ; mais ces personnages me semblent tout de même moins connus du grand public (en tout cas, pas d’une façon aussi romanesque).

      Je n’ai pas eu le courage de faire un article sur la saison 5 qui s’est récemment achevée (notamment parce qu’elle fait explicitement signe vers la saison prochaine). Une piste qui a été mise abondamment à contribution (de façon un peu forcée à mon goût, car les deux dernières saisons et le personnage incarné par David Tennant reposaient déjà largement dessus) est la part d’ombre du Docteur, ce personnage caché mais que l’on devine dangereux et cruel. J’avoue ne pas être encore complètement convaincu qu’il ne s’agit pas là d’une « ficelle » un peu convenue de la part des auteurs ; une de ces n-ièmes manières de jouer avec la notion de transgression, très à la mode dans les séries depuis 2004 (on pense notamment au personnage de House M.D.).

      Quoiqu’il en soit, merci beaucoup pour votre contribution éclairée !

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