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Chopin-tomate-oignon

jeudi 25 octobre 2007, par Valentin.

Voilà.1

Vendredi soir.

Concert organisé par le Conservatoire.

Une petite salle (c’est en fait l’auditorium d’un lycée), dans laquelle on est parvenu à faire entrer un magnifique piano demi-queue, ainsi qu’une petite quatrevingtdixaine de personnes impatientes. Ce sont quelques élèves du lycée (les quelques-uns qui ont choisi l’option musique pour leur bac), pas mal de parents mélomanes, quelques « grands » élèves du conservatoire. Et puis, dans cette atmosphère recueillie, on distingue quelques personnes élégantes, probablement des amis de la soliste.

La soliste, la voici qui fait son entrée — c’est-à-dire qu’elle sort de derrière le rideau au fond de la scène, où elle se gelait la couenne depuis trente cinq minutes, dans l’espace d’approximativement vingt centimètres carrés qui sert à entreposer le rétroprojecteur. Mais qu’importe. Elle est digne, elle est belle dans sa robe de concert noire a reflets dorés. Elle est prête à emmener toute cette assemblée, suspendue à ses doigts, dans le monde du piano romantique.

Au programme, Chopin, Schubert et Liszt. Des pièces célèbres, le Grand Répertoire avec les majuscules.


Mais.

Ombre au tableau.

Plus qu’une ombre, une véritable pollution.

Dans un coin, un collégien, habillé n’importe comment, et un peu basané de surcroît — il semble tout de même quelque peu gêné de sentir les regards de l’assistance peser lourdement sur lui —, se terre sur sa chaise de lycéen, dissimulé derrière la tablette destinée à prendre des notes. Il a encore la bouche pleine de frites grasses et répugnantes, et sur ladite tablette il a entrepris de déballer (non sans faire un bruit insupportable avec le sac plastique et le papier alu)... un kebab.

Un kebab.

Chopin.

Vous imaginez-vous la scène ? Effrayante, consternante.

J’allais écrire « c’est lamentable », mais il y a des choses que même les mots ne peuvent caractériser.

Un kebab — plus exactement un sandwich dit « grec », mais bon, je ne vous fais pas le dessin : dégorgeant de bouts d’agneau suintants, de frites dégoulinantes, d’odeurs à vous soulever le coeur...

Horreur, horreur, horreur.

Horreur, horreur, horreur.

Horreur ! horreur ! horreur ! ni la langue

Ni le coeur ne peuvent te concevoir ou te décrire. (Macbeth)

Sauf que.

Le collégien, cet inculte, ce sauvageon, là, il doit bien venir de quelque part, avoir un nom, une famille.


Il s’appelle Valentin Villenave.

Et nous sommes un vendredi soir, quelque part en 1996.

Il s’appelle Valentin Villenave, il est revenu en toute hâte de je ne sais plus quelle sortie scolaire ou l’accompagnait son papa, au diable Vauvert, pour voir le concert de sa prof de piano qu’il admire tant.

Et son papa, alors qu’ils étaient en train de sprinter sur plus d’un kilomètre du RER à l’auditorium, a dit « tu n’as pas mangé ».

Il n’a pas mangé.

« Tu dois manger quelque chose, tu n’as pas mangé ».

Quelque chose, quelque chose de pratique, à grignoter sur le pouce.

Un sandwich par exemple. Tiens, là il y a écrit sandwich. Et le papa de l’emmener dans un « Snack » (c’est la première fois que j’ai découvert ce mot), légèrement crapoteux au demeurant.

Et moi de me retrouver, devant le panneau lumineux indiquant les denrées disponibles, devant tant de mots nouveaux, à me me raccrocher au seul concept à consonnance un tant soit peu familière, et de commander... un sandwich grec.

Et de découvrir, ce faisant, mais trop tard, une autre notion toute nouvelle...

Le sandwich grec n’est pas vraiment un sandwich.

Pas au sens jambon-beurre-parigo, en tout cas.

Pas ce sandwich civilisé, élégant presque, inodore et indolore, que l’on peut manger entre l’index et le pouce sans incommoder son voisin dans le RER. (on incommodera bien quelque peu la personne, si l’en est une, à qui incombera plus tard, dans un futur indéterminé, la tâche d’aspirer les monceaux de miettes que l’on a laissé derrière soi, mais honnêtement dites-moi, qui s’en soucie ?).


Le sandwich grec (ou turc, ou ce que vous voudrez) ne passe pas inaperçu.

Pas dans un concert, en tout cas. Je peux vous l’assurer.

Oui parce que, me faut-il le préciser, pendant la course de fond qui le conduisait du Snack à l’auditorium, laps plus que suffisant pour engloutir n’importe quel jambon-beurre respectable, le Valentin-à-son-papa n’avait même pas eu le temps d’entamer ne serait-ce qu’un quart du « sandwich » d’un genre nouveau qu’il tenait.

D’où une deuxième révélation : le sandwich grec est beaucoup, beaucoup plus copieux que n’importe quel autre sandwich.

Et me voilà donc, m’acharnant, d’une mastication forcenée, à tenter de faire disparaître au plus vite le corps du délit (si mes souvenirs sont bons, j’y parvins juste avant que la soliste n’entre en scène ; faute de quoi j’aurais évidemment dissimulé la chose sous mon siège). Ledit sandwich était d’ailleurs parfaitement immonde, et je me souviens que j’en fus malade pendant les quelques jours qui suivirent.


Mais là n’est pas la question.

La vraie question est : Quelle meilleure manière de faire connaissance avec le kebab ?

Aucune. J’ai perçu ce soir-là tous les détails, toutes les valeurs du kebab. En particulier son côté dérangeant, son inadéquation manifeste, proclamée, hurlée presque, avec le monde que nous nommons civilisé (de même que l’on chasse peu à peu les pauvres et les immigrés de Paris au nom de l’instauration, je cite d’“espaces civilisés”).

J’ai passé par la suite plusieurs années sans éprouver quelque besoin d’en consommer. C’est après avoir été éjecté des Classes Préparatoires que j’y suis revenu, dans un mouvement de rejet massif des formatages culturels et intellectuels prétendument légitimés. En traînant (pour la première fois sans doute) avec des petits-camarades-de-mon-âge, notamment.

Le kebab est en France un symbole ; une contre-culture. Un moyen simple, accessible, efficace et ostentatoire de se dire « je ne sors pas du même moule que les autres ».


Cette idée en elle-même, illusoire, est très bourgeoise, très snob, tout comme le coca pour Boris Vian :

On se réunit avec les amis

Tous les vendredis, pour faire des snobisme-parties

Il y a du coca, on deteste ça

Et du camembert qu’on mange à la petite cuiller

Mais le fait est là. Manger un kebab fait un bien fou. Et rassasie à coup sûr.


Alors oui. Il y a ces frites. Qu’on examine d’un oeil circonspect, se demandant depuis combien d’heures l’huile dans laquelle elles marinent a été changée.

Je ne vois pas pourquoi. Lorsque l’on va manger — moins bien et pour cinq fois plus cher — dans ces McDo du riche que sont les Hippopotamus et autres Bistrot Romain, quand on commande des moules-frites chez Léon de Bruxelles, est-on tenté de poser une telle question au serveur ?

Au fait, avez-vous remarqué que les kebabs n’appartiennent à aucune chaîne ? Nul Starbuck du kebab, nulle franchise à la noix — la bourgeoisie moderne, qui ne jure que par le marché du samedi matin et les petits commerces dits « de proximité », devrait en prendre de la graine.

Alors oui. Il y a cette viande. Ces énormes blocs de viande agglomérée (en théorie du pur agneau mais il peut arriver quelle soit coupée à la dinde), qui tournent inlassablement, verticaux, à longueur de journée, à l’air libre...

Effectivement. Cette viande. Qui est devenue peu à peu l’enseigne officielle des marchands de kebabs, d’ailleurs. Pourtant, on est rarement choqué de voir, sur le trottoir, les rôtissoires des bouchers dits « de proximité », garnies de poulets en train de rôtir, que l’on peut voir tourner derrière la vitre... Alors que cette viande de kebab inspire souvent une moue légèrement dégoutée.

Et pourtant elle tourne. Elle aussi.


Elle ne fait pas que tourner. Elle cuit. Tout comme les poulets.

Vous me direz que les poulets ne sont pas à l’air libre. C’est vrai. D’ailleurs c’est bien connu, la rôtissoire des poulets est fermée hermétiquement, et stérilisée avant utilisation...

La viande du kebab cuit, à longueur de journée, et sa disposition verticale permet à la graisse fondue de s’écouler plus efficacement. C’est donc une viande assez peu grasse, en tout cas pas une viande à laquelle nous pourrions donner quelque leçon que ce soit, avec notre cuisine traditionelle à base de confits, de charcuterie, de viandes en sauce etc.

Non.

La seule vérité, c’est que la fabrication du kebab se fait aux yeux de tous. Et cela seul est a de quoi choquer. Rares sont les occasions où nous est donnée à voir la préparation de ce que l’on s’apprête à engloutir — sauf lorsque cela prête au spectacle : préparation des pizzas, découpe de sushis,...


Et puis. Il faut quand même le dire hein. C’est quand même pas des gens bien de chez nous, tout ça.

La boutique de kebab est une petite enclave méditerranéenne en plein territoire “civilisé”. Un lieu accueillant pour les habitants du quartier, d’origine souvent étrangère, toujours populaire. Les rapports sociaux y sont très différents de notre attitude muette et compassée. C’est nous (nous les bourgeois blancs, j’entends), qui sommes ici en territoire étranger, et ici, plus question de se la jouer néo-colonialiste et arrogant. Si vous voulez avoir un kebab digne de ce nom, c’est avec un minimum de respect qu’il faudra le demander, et se plier au rituel :

  • première question : « Ketchup ou sauce blanche ? » (Il y a là une querelle d’école ; personnellement je suis de l’école ketchup, mais je respecte l’autre école. Certains béotiens, mon frère le premier, mélangent les deux ; c’est une hérésie. Notons l’émergence timide d’une troisième école, l’école « harissa », qui a encore du mal à s’implanter.)
  • deuxième question : « salade-tomate-oignon ? » (Toujours dans cet ordre. Toujours. Au fait, avez-vous remarqué que le kebab, au contraire du jambon-beurre, est un plat complet et équilibré ?)

Je me rends très bien compte — non sans en concevoir un léger sentiment de culpabilité — que quoiqu’il arrive, je serai toujours un étranger au royaume du kebab. J’ai beau gagner moins que le RMI, et avoir le teint mat au point d’être quelquefois l’objet de contrôles d’identités au faciès, et d’insultes racistes, je reste un Bourgeois Blanc Snob. B.B.S.

Et en tant que BBS, je me dis que mince quand même, pourquoi nom de nom pourquoi le kebab serait-il incompatible avec Chopin, Schubert et sa bande ? Où est l’incongruité ?


Très franchement, peu m’importe l’origine du kebab. Je ne sais même pas s’il est turc, grec, maghrébin ou que sais-je, je n’ai pas été voir sur Wikipedia ni rien. Je m’en fiche. Bien au contraire, si quelque peuple que ce soit en faisait son étendard, si les boutiques de kebabs devaient se transformer en ilôts ethniques, je cesserais immédiatement d’y trouver le moindre intérêt. Considérer que attention-le-kebab-ne-peut-être-mangé-en-écoutant-du-Chopin-mais-seulement-du-raï... Vous savez quoi ?

Ça me coupe l’appétit.

Au contraire. Malgré la propagande communautariste omniprésente, malgré la démagogie et les manoeuvres destinées à diviser les citoyens français, au mépris des valeurs de la République, le kebab reste accessible à tous, chacun peut s’y reconnaître. C’est en France une valeur commune de contre-culture, démocratique, et qui n’a pour l’instant fait l’objet d’aucune récupération.

Défendons le kebab !

V.


[1En postant ce texte, je suis un peu inquiet de la manière dont il pourrait être interprété. Merci de le lire EN ENTIER avant d’y répondre, et de ne pas le comprendre à l’envers.

Messages

  • Coucou ! eh oui c’est encore moi. J’ai bien lu tout le texte, et le titre est assez marrant. Rebonnes vacances :) de la part de kenza qui bosse comme une folle sur son morceau de Kabalevski, qui est né le 30 décembre 1904 à Saint-Pétesbourg (oui, je me suis renseigné sur lui.)

    • « comme une folle » : n’exagérons rien, non :)

      Ce serait une bonne idée de parler de Kabalevski plus en détail dans la bibliothèque.

      Tu aurais pu ajouter la date de sa mort : 1987 (tu n’étais pas née, moi si — mais je ne peux pas dire que je m’en souvienne...)

      Bonnes vacances également.

      Valentin

  • Hello ! J’ai lu l’intégralité de l’article et je suis complètement d’accord avec vouS !! Après cette déscription de l’élève perturbateur j’ai vraiment été surpise de savoir que c’étais vous ! En parlant du kebab ça serait plutôt déconseillé dans la salle Corelli .Je n’imagine pas l’odeur du poulet qui se mélange à celle de l’agneau, plus l’huile des frites qui dégouline sur la moquette comme la sueur des cors après 3 heures de travail intensif ! ♫ Jeanne votre deuxième élève la plus ancienne ♫

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