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14 - Ma vie est passionnante (III) : changement de plan.

15 février 2009, 10:43, par mamaloubr

Et puis ils parlent de leurs petites affaires, de leurs enfants, de leurs bronches ; le jour se lève, on tire les rideaux chez le Président.

Dehors, c’est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c’est le printemps, l’aiguille s’affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocéphale sur son sofa s’affale et fait la folle.

Il fait chaud. Amoureuses, les allumettes-tisons se vautrent sur leur trottoir, c’est le printemps, l’acné des collégiens, et voilà la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilà les pélicans, les fleurs sur les balcons, voilà les arrosoirs, c’est la belle saison.

Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,

ceux qui écaillent le poisson

ceux qui mangent de la mauvaise viande

ceux qui fabriquent des épingles à cheveux

ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines

ceux qui coupent le pain avec leur couteau

ceux qui passent leurs vacances dans les usines

ceux qui ne savent pas ce qu’il faut dire

ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait

ceux qu’on n’endort pas chez le dentiste

ceux qui crachent leurs poumons dans le métro

ceux qui fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d’autres écriront en plein air que tout va pour le mieux

ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire

ceux qui ont du travail

ceux qui n’en ont pas

ceux qui en cherchent

ceux qui n’en cherchent pas

ceux qui donnent à boire aux chevaux

ceux qui regardent leur chien mourir

ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire

ceux qui l’hiver se chauffent dans les églises

ceux que le suisse envoie se chauffer dehors

ceux qui croupissent

ceux qui voudraient manger pour vivre

ceux qui voyagent sous les roues

ceux qui regardent la Seine couler

ceux qu’on engage, qu’on remercie, qu’on augmente, qu’on diminue, qu’on manipule, qu’on fouille qu’on assomme

ceux dont on prend les empreintes

ceux qu’on fait sortir des rangs au hasard et qu’on fusille

ceux qu’on fait défiler devant l’Arc

ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier

ceux qui n’ont jamais vu la mer

ceux qui sentent le lin parce qu’ils travaillent le lin

ceux qui n’ont pas l’eau courante

ceux qui sont voués au bleu horizon

ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire

ceux qui vieillissent plus vite que les autres

ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l’épingle

ceux qui crèvent d’ennui le dimanche après-midi parce qu’ils voient venir le lundi

et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi et le samedi

et le dimanche après-midi.

Jacques Prévert« Tentative de description d’un dîner de têtes en Ile de France » [extrait]

  • 1931

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